Achievement is for the senators and scholars.
At one time I had ambitions,
but I had them removed
by a doctor in Buffalo.
Tom Waits
I
D'abord, une banalité: la routine et l'organisation ont bien mauvaise réputation dans les cercles créatifs. En fait, je me trompe peut-être, mais j'ai l'impression que c'est plutôt le romantisme d'une vie créative pêle-mêle, à la va-comme-je-te-pousse, instinctive ou organique qui est glorifiée dans le discours de certains de mes contemporains. D'emblée, il est de bon ton de se trouver don' tout-croche, d'ironiser sur sa propre tendance à être dernière minute, et en parallèle, de considérer toute notion d'organisation comme étant au mieux une contrainte à dépasser, au pire une castration.
À bien des égards, je m'inclus dans cette façon de penser --un aperçu du bordel sur mon bureau ou du nombre de fenêtres ouvertes sur mon "autre" bureau suffisent pour me convaincre que je ne suis pas le gars qui classe ses bobettes selon leur couleur. Il reste que j'ai remarqué, au fil du temps, après deux publications et un mémoire de maîtrise (donc quelques 500 pages de texte imprimé), que mes plus grands accomplissements dans la vie, jusqu'à maintenant, ont dépendu d'une certaine routine, d'un certain sens de l'organisation. Et, j'ai pour mon dire qu'avec la quantité toujours multipliée de sources de divertissement qui se déploient devant nous, si l'avenir
n'appartient pas nécessairement à ceux qui se lèvent tôt, il est sûrement plus ouvert à ceux qui sauront mieux se négocier dans la culture toute-puissante du multitâches.
Pourtant, j'entretiens moi-même un rapport conflictuel avec ma gestion de tâches: je sépare en blocs les différents chantiers en cours, je saute de l'un à l'autre parfois de façon erratique, il me faut tout mon petit change pour rester concentré sur une seule tâche pendant plus d'une heure.* Je revois aux six mois mon système de gestion de courriels, ma façon de faire des listes, mon agenda, parce qu'en quelque part, j'ai diminué la cadence et j'ai perdu mes habitudes. Pour quelqu'un qui, comme moi et bon nombre de mes amis, travaille à partir de la maison, l'idée d'un horaire, d'une organisation, d'une discipline, si rebutante soit-elle pour l'âme créative, est nécessaire. Mais elle constitue aussi une pilule plutôt difficile à avaler.
En gros, j'y vois un certain paradoxe qui règne un peu partout, sur facebook, sur les blogs, etc. C'est-à-dire que derrière le cliché des commentaires autodérisoires sur le fait de manquer de rigueur, derrière la profusion de situations Bridget-Jonesesques où le manque d'organisation de l'individu est mis de l'avant comme un trait bénin, cute à la limite, derrière le cliché éculé du refus de posséder un agenda se cache une perception de l'organisation qui m'apparaît comme étant absolument contre-créative.
II
Henry David Thoreau écrivait: "Write while the heat is in you. When the farmer burns a hole in his yoke, he carries the hot iron quickly from the fire to the wood, for every moment is less effectual to penetrate (pierce) it." Plusieurs années plus tard, un exemple de cette conception de l’écriture se lit au premier chapitre de
On the Road: "I said, 'Hold on just a minute, I’ll be right with you soon as I finish this chapter', and it was one of the best chapters in the book." Pour le narrateur, ce chapitre terminé hâtivement constitue un des meilleurs chapitres du livre qu’il écrit. Or, bien qu’il s’agisse d’une légende, Kerouac prétendait ne jamais réviser ses textes. En concordance avec les expérimentations de la génération beat, notamment avec la drogue, il fondait son travail d’écriture sur la découverte d’expériences et sur l’improvisation. Cette volonté de (se) découvrir par l'entremise d'une expérimentation débridée trouve son origine dans une opposition aux politiques du président Truman et de la
white normality de l'Amérique de l'après-guerre. On aura beau insister sur l'exagération de ce mythe romantique de la création littéraire des beats comme étant totalement spontanée (les manuscrits de Kerouac étaient bourrés de ratures, de réécritures et de rapiéçages), force est d'admettre qu'il a fait des petits.
Dans le début des années 1990, l'esthétique grunge, avec tout ce qu'on a pu dire de la génération X, réitère la volonté des beats par la négative, avec un refus de l'encadrement qu'on juge sans doute trop "corporatif", conservateur. Émergeant de l'Amérique de Reagan, de Bush père et de Clinton (ce dernier n'étant qu'une incarnation du Dad boomer typique), la jeunesse américaine (la nôtre par extension?) se dote d'un porte-parole: le slacker.
À mes pires moments, je me sens comme la caméra de
Slacker, de Richard Linklater, sautant d'un discours à l'autre sans accomplir autre chose qu'une longue promenade digressive. Encore là, le paradoxe veut qu'un film d'apparence aussi lousse et digressive (qui représente en quelque sorte l'errance d'une génération) nécessite un sens extrême de l'organisation, de son écriture jusqu'à l'orchestration de ses scènes. Le personnage d'Étienne, dans
Épique, incarne ce slacker, sans trop d'ambition, désireux au final de "continuer de faire des bonds".
III
Cette idée de la mauvaise réputation de la routine m'amène à vouloir réfléchir à notre rapport à la création dans le quotidien. Ce qui mène souvent, dans mon cas, au sujet du hipster (par
ici et
là, et bientôt par l'entremise de mon ami
Clarence qui prépare actuellement une conférence sur la possibilité d'un hipsterisme littéraire). Puis j'en viens à l'existence d'un hipster-guru comme Merlin Mann, créateur des
43 Folders, dont l'objectif est d'aider les gens, par le biais d'un site web au graphisme plaisant et très proche de l'esthétique Apple (objet de fétichisme hipster s'il en est), à trouver le temps et l'attention pour accomplir notre meilleur travail créatif. Le mot-clé, ici, est moins "temps" qu'"attention".
Voilà peut-être ce qui nous distingue le plus des Thoreau et Kerouac du passé: au-delà du concept même d'un site (et de possibles conférences --Merlin Mann a déjà parlé aux employés de Google, d'Apple, etc.) qui te dit comment organiser ta vie et tes tâches pour maximiser ton énergie créatrice, 43 Folders te montre à coups de narrations humoristiques et pop-culture à souhait comment diviser ton
attention de façon productive à l'ère du multitâches. Et les méthodes sont, pour la plupart, extrêmement simplistes, au point où je me suis demandé, en découvrant le site, si ce n'était pas une blague --j'ai connu l'auteur par l'entremise de
You Look Nice Today, un podcast très drôle où trois dudes, dont Mann, qui se sont rencontrés sur Twitter, font accumuler l'extrapolation et la digression absurdes ou ironiques créant des moments franchement hilarant. Par exemple, le
Hipster PDA, concept très populaire sur le site apparemment, se résume en l'idée de noter ses idées sur des petits cartons dans le but d'en disposer par la suite, après avoir exécuté les tâches reliées à l'idée.
Bref, ce gars-là, comme les concepteurs du logiciel Self-Control (j'imagine), gagne sa vie avec des trucs aussi niaiseux que "assures-toi d'avoir toujours quelque chose pour noter tes idées" ou "place des paquets de post-it un peu partout dans ton appart, au cas où ton idée de génie t'apparaisse alors que tu te rendais de la salle de bain à la cuisine et que ton déficit d'attention fasse en sorte que tu oublirais l'idée un coup rendu dans ton bureau, devant ton ordi et ses mille possibilités de distraction". C'est absurde, mais le fait que ce gars-là gagne visiblement bien sa vie confirme, en quelque sorte, à quel point le phénomène est réel.
*À preuve, durant l'écriture de cet article, j'ai vidé les poubelles de l'appart, parti une brassée, visité Facebook une dizaine de fois, visionné quatre vidéos sur YouTube liées plus ou moins directement au film
Slacker de Richard Linklater, lu les portions du deuxième chapitre de mon mémoire de maîtrise portant sur l'écriture de Kerouac, fait dégeler de la soupe, nourri le chat, répondu deux fois au téléphone. Je me suis aussi levé à plusieurs reprises pour faire un tour à la fenêtre de mon bureau, juste par nécessité de faire autre chose.