15.6.10

Rapport sur moi.

Je savoure le premier opus de Grégoire Bouillier, Rapport sur moi (2002) avec le plaisir particulier du livre découvert par hasard, sans attente. Un genre d'Annie Ernaux au masculin, qui questionne la symétrie de son existence avec une précision chirurgicale. J'y reconnais en tous cas la même écriture plate, une poésie minimaliste qui me donne froid dans le dos.

***

J'ai vécu une enfance heureuse.

Un dimanche après-midi, ma mère surgit dans notre chambre où mon frère et moi jouons chacun dans notre coin : "Les enfants, est-ce que je vous aime?" Sa voix est intense, ses narines fantastiques. Mon frère répond sans ambiguïté. J'hésite à me lancer du haut de mes sept ans. J'ai conscience de l'occasion et, en même temps, je redoute la suite. Je finis par murmurer : "Peut-être que tu nous aimes un peu trop." Ma mère nous regarde avec épouvante. Elle reste un instant désemparée, se dirige vers la fenêtre, l'ouvre avec violence et veut se jeter du cinquième étage. Alerté par le bruit, mon père la rattrape sur le balcon alors qu'elle a déjà passé une jambe dans le vide. Ma mère hurle et se débat. Ses cris résonnent dans la cour. Mon père la tire sans ménagement en arrière et la ramène comme un sac à l'intérieur de la pièce. Dans la lutte, la tête de ma mère heurte le mur et ça fait klong. Visible sur le mur, une petite tache de sang témoignera longtemps de cette scène. Un jour, je dessine au feutre noir des cercles autour et je m'en sers de cible pour jouer aux fléchettes ; lorsque je mets dans le mille, j'imagine retrouver un bref instant la faculté de parler sans crainte.

- Grégoire Bouillier, Rapport sur moi, éd. Allia, 2008, p. 9.

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