21.11.10

Le Salon du Livre-Objet de Montréal présente : LA DÉMATÉRIALISATION DE MARIO ROY


Monsieur Roy, j’aimerais saluer votre effort d’examiner le développement du livre numérique au Québec. Étant auteur et employé d’un éditeur québécois, il va sans dire que ces problématiques m’interpellent directement. Vos deux éditoriaux sur le sujet m’ont beaucoup intéressé.

Or, vous vous trompez quand vous affirmez que le livre – que vous nommez plutôt tendancieusement « livre-objet » – n’est qu’un outil. À ce titre, vous faites du terme « livre-objet » un fourre-tout douteux. Si l’on vous comprend bien, le monde de l’édition se divise en deux : il y a le livre numérique (cet « autre » livre) et le livre-objet. C’est un procédé selon lequel l’ensemble de ce qui constitue encore aujourd’hui la norme en production et en vente de livres est désormais assimilé à une catégorie plus ou moins risible de livres dits décoratifs ou utilitaires. À l’exception du livre de table à café, il n’y a donc pas de distinction à faire entre le Guide de l’auto 2010
et une œuvre littéraire comme La Ballade de Nicolas Jones de Patrick Roy (Quartanier, 2010) : ce sont tous deux des livres-objets dont il faut se méfier de par le culte fétichiste que quelques centaines de milliers de lecteurs semblent leur vouer.

Quelques mots percutants (« fétichisme », « passéiste », « technophobe », etc.) et un trait d’union bien placé, voilà tout ce qu’il faut pour faire des quelques bibliothèques qui meublent mon appartement de vulgaires tablettes à « livres-objets ». Je suis désormais pris avec un constat désarmant : quel être vain et superficiel fais-je pour vouloir « décorer » mes murs avec autant d’objets vides ? Votre tactique est habile, mais j’aimerais bien vous voir expliquer aux éditeurs du Québec et d’ailleurs que leurs choix graphiques ne répondent finalement qu’à une pulsion fétichiste que quelques heures de thérapie utilitariste auront vite fait d’éliminer, gracieuseté d’un éventuel Salon du Livre-Objet de Montréal.


Fétichisme qui, d’ailleurs, fait penser à la recrudescence du disque vinyle sur le marché musical, depuis l’arrivée du numérique. L’année passée, le groupe Malajube lançait un projet de chansons inédites gravées sur vinyle. En 2007, le magazine Wired
expliquait qu’avec la montée du MP3, la popularité grandissante des disques vinyles contribuerait à la disparition du disque compact. Peut-on déjà parler d’une rematérialisation du contenu ?

Je vous suggère d’aller faire un tour dans des librairies réelles, monsieur Roy, pour admirer ces hauts-lieux du culte fétichiste. Vous constaterez que l’expérience de votre librairie virtuelle sur iPad laisse à désirer. Les librairies regorgent d’ouvrages où toute opposition contenu-contenant est oblitérée par un souci esthétique précis. Prenez l’édition de poche de Du bon usage des étoiles
de Dominique Fortier (Alto, 2010). Admirez le travail graphique de la couverture; ne relève-t-il pas d’une démarche artistique aboutie, et ce pour une simple édition de poche, habituellement conçue pour faciliter la lecture ? Remarquez son carton ondulé dont la blancheur évoque les glaces terribles de l’Arctique, son embossage de constellations lustrées qu’on n’aperçoit qu’avec le reflet d’une lumière, ou l’intérieur de ses couvertures tapissé d’un motif qui n’est pas sans rappeler l’élégance du style victorien.

Comme vous vous essayez à poser indirectement un diagnostic – plutôt sévère, faut-il le dire – au sujet des lecteurs et des éditeurs québécois, permettez-moi de jouer le jeu. Il est de ces folies causées par les nouvelles technologies voulant que plus l’on s’entoure de produits numériques, virtuels, plus il semble impossible de vivre sans eux. Une sorte d’emportement facile : « Le livre papier est mort ! Vive le livre numérique ! » Vous nous implorez de ne pas être nostalgiques parce que, pour vous, rester du côté du livre, si ce n’est pas déjà nostalgique, ce sera bientôt marginal. Nous, lecteurs non-numériques, bien qu’assurément majoritaires dans les bilans financiers de tous les éditeurs que vous voudrez, serions donc dans le même bateau que les graveurs de pierre ?


Il est effectivement dangereux d’être trop méfiant ou frileux devant l’avénement de nouvelles technologies, mais vous reconnaîtrez certes qu’il est tout aussi risqué, dans le tourbillon du progrès, de vouloir accorder à tous les livres le même traitement.


Par ailleurs, dites-moi qu’ont donc tous ces fabriquants d’appareils numériques à vouloir imiter le livre réel ? Leur interface pratique ne suffit-elle pas pour les lecteurs-utilitaristes de votre acabit ? Faut-il absolument vous donner l’impression de tourner une page, si virtuelle soit-elle ? C’est un beau paradoxe, quand même. Les concepteurs du Kindle et du iPad chercheraient-ils donc à produire des livres-objets-numériques ? Assez de futilité, on veut du contenu ! C’est tout ce qui compte, après tout.


Monsieur Roy, ayant publié deux livres, mon rapport à la littérature penche toujours du côté de la fiction, et j’avoue aimer particulièrement les récits d’anticipation. Permettez-moi donc de vous soumettre cette lubie : à quand la puce électronique qu’on se ferait poser en permanence derrière l’oreille et qui nous ferait lire, manipuler, sentir, assimiler une œuvre complète, en toute virtualité, en moins de temps qu’il ne faut pour dire dématérialisation ? Mieux, une puce qui nous ferait écrire avec l’auteur ou dessiner avec l’artiste une oeuvre inédite ?


En attendant l’arrivée de telles technologies, je préfère me ranger du côté des centaines de milliers de fétichistes passéistes technophobes anticapitalistes, et me vautrer dans mon vice avec un café, quitte à en renverser un peu sur un de mes nombreux livres-objets. De toute façon, ils sont pour la plupart déjà tachés ou abîmés d’une quelconque manière. J’aime ça : en cette ère de transactions électroniques, d’avatars cybernétiques et de communautés virtuelles, ces marques sur le papier me confirment qu’on peut toujours conférer à l’expérience une certaine matérialité.


William S. Messier
auteur d'Épique (Marchand de feuilles, 2010)

6 commentaires:

Anonyme a dit...

Ah, ça! J'ai trouvé bien comique de lire un hardi défenseur de cossins électroniques dernière mode en rabais pour Nowel reprocher aux autres leur fétichisme...

Ceci dit, j'ai téléchargé le dernier livre de cuisine Joël Legendre, c'est tellement beau! Des images franches, couleurs vives, des photos de plats si bien cadrées; une expérience incomparable. C'est tellement bien à l'écran que ça sent le légume. Mais j'ai malheureusement scrappé mon Kindle avec une giclée de crème.

William a dit...

Ça sent le légume, en effet.

Tu lui as servi ton fameux "Kindle Surprise"?

Le Mercenaire a dit...

Bonne note.

En effet, Mario Roy devrait revoir sa terminologie. L'utilisation qu'il fait de «livre-objet» relève d'après moi du pléonasme. Parce que le livre, durant toute son histoire - et elle est longue, mauditement plus longue que celle du iPad et du eBook - a toujours été un objet «matériel». C'est au texte qu'on peut inférer une qualité immatérielle. Et le livre ne restera pas moins matériel tant qu'il faudra une interfance solide (mais pas nécéssairement plus fiable que le papier) pour le lire. Et à rebours de ces geeks fanatiques du numérique : pourquoi le ebook et plus le livre? Pourquoi pas les deux?
C'est quoi ce réflexe de croire que toute innovation technologique efface immédiatement et irrémédiablement ce qui l'a précédé?

Le Mercenaire a dit...

Et by the way, Apple s'organise tellement plus que les éditeurs pour qu'on développe notre fétichisme de l'objet : regardons tout l'effort qu'ils mettent dans le design de leurs iPods, iPads, MacBooks, etc.

William a dit...

@ Le Mercenaire: Merci pour ces commentaires. Ce qui m'a troublé dans les textes de Roy, c'est que j'arrive mal à voir à qui l'auteur s'adresse. Il semble critiquer les éditeurs québécois pour une sorte de manque de vision et d'ouverture en ce qui a trait aux possibilités commerciales du livre numérique. Mais au passage il expose une perception du livre qui relève soit de la condescendance, soit de l'ignorance: à l'exception du livre de table à café et le livre d'art spécialement conçu pour les collectionneurs, les livres sont tous remplaçables par le numérique.

taupe a dit...

Et puis le problème du livre numérique, c'est qu'il est imposible de corner les pages selon ce code subtil qui permet de retrouver en un instant un passage particulièrement aimé.