On m'a demandé récemment de participer à un projet de livre dans lequel je dois écrire une lettre à mon enfant. Le projet est intéressant, d'autant plus qu'il m'impose une posture d'écriture ambiguë. Autoconscient comme je suis, je me vois mal jouer le jeu et écrire une lettre qui ne s'adresse qu'à ma fille en sachant que ça s'en va dans un livre qui sera lu par plusieurs personnes. Je me dis que l'occasion est peut-être bonne pour donner accès à Jeanne à son père "auteur", son père public - je me dis, en parallèle, que j'ai toujours aimé arriver au bureau de mon père ou dans la classe de ma mère et, dans les instants avant qu'ils ne m'aperçoivent, les voir exister, transiger, rire et travailler en tant que personnes "autres". En même temps, j'ai peur qu'en refusant de jouer le jeu, ça donne quelque chose de beaucoup trop cérébral pour le lectorat visé par ce type de projet. Encore faut-il définir ce lectorat et déterminer à quel point j'ai envie de lui donner accès à ma relation avec ma fille. En gros, je peux écrire:
1. à Jeanne maintenant;
2. à Jeanne à l'âge où elle saura lire;
3. à une Jeanne de tout âge;
4. à une Jeanne projetée à X ans;
5. à Jeanne en tant que figure de l'enfant dans la dualité parent-enfant;
6. à une Jeanne fictive;
7. à un enfant fictif;
8. à une sorte de Jeanne composite, rassemblant tous ces destinataires intradiégétiques possibles;
a) une leçon de vie;
b) mes projets, en tant que père;
c) ma vision de la paternité;
d) ma vision de la vie de fille/femme;
e) une projection de son évolution, d'ici à un âge X;
f) le récit d'un événement marquant de ma propre vie (p.ex. sa naissance);
g) le récit d'un événement marquant de sa vie (p.ex. sa naissance);
h) le récit d'un événement marquant de sa vie qui n'a pas encore eu lieu (p.ex. son premier jour d'école);
i) une description de son père au moment de l'écriture de cette lettre, en temps réel;
j) une description de son père au moment de la lecture de cette lettre;
k) une description d'un père fictif;
l) une description de toute autre chose;
m) mon rapport avec mon propre père;
n) mon rapport aux filles;
o) mon rapport à sa mère;
p) mon rapport à l'écriture, à la vie d'auteur;
q) mon rapport à l'écriture de lettres;
r) mon rapport à toute autre chose;
Avec tout ça, j'ai peur au final de paraître beaucoup trop névrosé et de donner des munitions à une Jeanne adolescente rebelle qui me détestera parce que j'aurai pas voulu qu'elle se fasse percer la petite membrane de peau entre son pouce et son index, ou je ne sais trop quelle forme d'automutilation post-sexualisante en vogue en 2024.
9 commentaires:
Jeanne en 2024:
http://t1.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcQQPLqAQAKgJbPMZzuVws7ehonabxWekBwjiULLOLXHMglw7YyEzN1yuRb17A
(comme dirait JFC, c'est tout une double-bind, ton affaire)
On a tous très hâte de lire ça.
NON pour la photo représentant une possible Jeanne en 2024. NON.
En 2024, je prédis le retour de l'expression "déguédine".
Quand mon fils lira mon livre un jour (si ça l'intéresse, ce qui est loin d'être certain - en tout cas, moi je ne voudrais rien savoir de ce que ma mère écrirait, si elle écrivait comme elle en a souvent mentionné l'envie...), il sera inquiet de l'angoisse que la paternité m'inspire. Je ne doute pas une seconde que de me commettre ainsi pourrait lui donner des munitions pour d'éventuels conflits entre nous. Papa, tu te comporte comme ça avec moi parce que tu t'es senti ainsi quand je suis arrivé. Pourtant, la parentalité est à ce point prégnante, dans le sens qu'elle vient soudainement d'ajouter une nouvelle épaisseur métaphysique à l'étrangeté de l'existence, que l'expression de cette angoisse est impossible à endiguer quand j'écris. Au contraire, elle est une source continuelle.
À vous lire vous demander ce que vos enfants vont penser de vos écrits et de vos angoisses paternelles, je n'ose même pas imaginer ce que Biz doit craindre pour l'avenir quand son fils à lui lira son petit bouquin, "Dérives"... Ouch.
@Bock: C'est une autre façon de voir le problème. Dans mon cas, le dilemme dans sa forme la plus radicale revient à choisir entre écrire cette lettre pour Jeanne ou écrire pour me représenter dans une lettre à Jeanne. Moralement, la première option me paraît la plus juste. Mais, ta blonde apprécierait le fondement de ce questionnement: pour choisir la première option, il faudrait comme que je "réapprenne" à être totalement sincère et que je fasse abstraction totale des éléments d'autoréflexivité, d'autoconscience, d'ironie derrière l'acte. C'est un dilemme postironique...
Bref, je sais pas si je vais y arriver, c'est un gros défi.
@Clarence: Ouais, je crois qu'on en a déjà parlé, mais c'est le genre de choix (celui de Biz) qui me paraît impossible à assumer. Il faut dire que je n'ai pas tout à fait ce type de rapport avec Jeanne... J'y pense, et je crois que je devrai canaliser Dave Eggers pour réussir à écrire cette lettre!
Qu'est-ce qu'y dit, Biz? J'ai pas lu la chronique Spectacle.
Je suis surprise que personne n'ait fait de commentaire sur le koala (qui ressemble beaucoup à Jeanne).
Anne, tu as toujours le mot juste.
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