
Ma mère a décidé de me faire voir une énième apôtre de la médecine douce. Au début des années 90, elle est persuadée qu'elle peut vaincre la médecine moderne et traiter ses enfants avec autre chose que du sirop au banane. À la maison, le livre La Santé par le nez traîne sur la table du salon. Croyant qu'un enfant ne peut pas mentir sur le bon fonctionnement des méthodes alternatives, ma mère nous fait essayer à mon frère et moi à peu près tout ce qui est disponible sur le marché : acupuncture, homéopathie, huile de foie de morue, tisanes, diffuseurs d'huiles essentielles dans chaque pièce de la maison, chiro, ostéopathe, allergologue qui me fait toucher à des « énergies de poils de chat », diètes de blé, de gluten, de sucre (j'ai passé une semaine au secondaire à manger du maïs en canne et des fruits pour guérir mon allergie aux acariens), sans oublier les chandelles à faire brûler directement dans les oreilles (on se couche sur le divan du salon, ça chauffe en crisse, ma mère nous surveille pour pas qu'on se sauve).
Nous sommes, mon frère et moi, des enfants fragiles : asthme infantile, otites à répétition, sinusites, scoliose, intolérances au lactose, allergies multiples. Rien de grave, mais assez pour faire un peu paniquer ma mère qui n'aime pas particulièrement les salles d'attente d'hôpital. Nous devenons donc à ses yeux des cobayes parfaits pour tout ce qui se fait de new age à Sherbrooke en 1991.
La grosse madame est très très près de moi. Je sens son parfum. Elle regarde par ses lunettes en métal et je ne vois que ses gros yeux bruns qui clignent. Elle scrute le fond de mes iris à la recherche d'une tache révélatrice, ça me gêne. Me pose plein de questions sur ce que je mange, ce que je bois, ce que je fais dans la vie.
-Est-ce que tu vas souvent à la selle, Anne-Marie?
Silence. Je n'ai aucune idée de ce que veut dire à la selle.
Je m'imagine une selle de cheval. Je n'arrive pas aller au-delà d'une image de grand cheval. Une pouliche. Un pré. Moi sur une selle.
Un ange passe. Ses grands yeux clignent. Je ne sais pas ce qu'il m'est passé par la tête à ce moment-là, mais plutôt que de simplement demander ce que ça veut dire, je décide de prendre une chance.
-Euh... oui.
-À quelle fréquence?
Fuck. En plus il faut que je précise.
-Quatre, cinq fois par jour? Des fois plus?
Aller à la selle doit probablement vouloir dire aller jouer dehors. À son regard, j'ai l'impression que c'était la bonne réponse à donner, puisqu'elle note plein de choses dans son carnet et donne une prescription à ma mère en sortant. Tout le monde est satisfait.
Ma mère a fini par donner tous ses livres de médecine douce, en même temps que les meubles de chambre en mélamine noire, les arrangements de fleurs séchées, le laminé du Déclin de l'empire américain et la collection de canards en bois. Les crises d'asthme ont cessé quand mes parents ont fait enlever le gros tapis vert dans nos chambres. Je ne suis jamais revenue sur l'incident, mais j'ai été diagnostiquée comme une chieuse chronique par une madame de Rock Forest et ça me laisse un drôle de feeling.
2 commentaires:
BOY ! C'est la meilleure.
On pense qu'on connaît bien ses amis et puis...
Captcha : desespe
Well that's sweet 'n sour...
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