19.3.10

Les pentes



Il suffit d'un faux numéro pour que je me projette dans un roman de Paul Auster.* Ce soir, en rentrant d'un souper avec des amis, j'ai trouvé ce message sur mon répondeur: "Bon ben, là on est au chalet pis on vous attend. J'espère que vous avez pas eu trop de misère dans les pentes, vous êtes en retard un peu. OK, à tantôt!"

Dans ma première réaction, je ne m'intéresse même pas au sens, je fouille nonchalamment dans mon esprit, dans le réseau social que m'offre ma mémoire sonore, pour trouver à qui cette voix féminine peut bien appartenir. Ça ressemble un peu à ma soeur si elle était plus vieille d'une dizaine d'années, ou à ma mère si elle avait passé toute une journée à crier -- ce qui est envisageable, me dis-je alors que le sens du message commence à surgir dans mon esprit, si elle a passé une journée à skier, parce qu'elle est vraiment du genre à s'exclamer d'un "whoop" sec devant chaque bosse, maman, quand elle skie. Quoique ça fait des années qu'on n'a pas skié ensemble, ma mère et moi, alors qu'est-ce que j'en sais? Peut-être s'est-elle habituée, peut-être que les bosses d'une pente de ski ne renferment plus aucune surprise pour elle. Ma soeur: voilà quelqu'un qui fait beaucoup de ski.

Puis j'allume sur le message: un chalet, nous attendre, des pentes, en retard, à tantôt. Rien de tout ça ne semble correspondre à ma réalité, ni à celle d'Anne. De toute façon, elle dit clairement "vous", alors ça s'adresserait à nous deux et ça toucherait notre réalité. À tantôt? Tantôt, il va être minuit et ce sera une journée de plus à compter parmi mes 1370 journées (et plus) sans ski alpin dans ma vie.

Surtout, ce qui m'intrigue, c'est que la personne n'a pas entendu le message de salutation, dans lequel la voix d'Anne-Marie annonce notre identité, révélant ainsi le fait qu'au bout de cette communication, personne d'autre que "William et Anne-Marie" n'entendront le message que la personne laissera.

Quand même, bâtard, je me sens mobilisé. C'est la première fois qu'on me laisse un message par erreur. Quand on m'appelle en faisant un faux numéro, il y a toujours le petit "oh, désolé" implicite ou explicite qui suit l'énoncé de la problématique (c'est-à-dire quand j'annonce avec une touche d'empathie et un certain degré d'irritation que la personne a fait erreur) et qui me donne toujours l'impression d'avoir aidé cet individu non pas en lui indiquant le droit chemin mais en lui montrant que c'était correct de se tromper, et en lui signifiant au moins que, parmi le monde de possibilités incertaines, ce numéro-ci pouvait être exclus. Mais voilà que quelqu'un a franchi le filtre qui énonce indirectement la problématique via notre message de salutation de répondeur et s'est tout de même adressée à "nous" et émettant une sorte d'inquiétude mêlée à un brin d'impatience -- je veux dire, les nerfs, peut-être que les pentes étaient justement un peu glacées, ou peut-être que l'un de nous deux a perdu ses goggles et a insisté pour emprunter le remonte-pente pour regarder sur la piste une dernière fois avant de rentrer au chalet, ce sont des choses qui arrivent et qui ne justifient pas un appel d'inquiétude passif-agressif.



* Le point de départ de Cité de verre de Paul Auster est un faux numéro de quelqu'un voulant parler à un détective privé nommé Paul Auster.

5 commentaires:

William a dit...

Je réécoute et je me surprends à réfléchir à mon calendrier, à quel événement j'aurais pu oublier et, crisse, ça me rentre dedans: nos amis Barbara et Raphaël organisaient un party-projection des films "École de ski" ce soir et on avait été invités...

Fuck!

Anne a dit...

J'ai écouté le message avant de terminer de lire ton texte et moi ça m'a frappé tout de suite, ce p'tit accent de Chicoutimi!

Malgré tout, le texte en vaut la peine : )

Esquimaude a dit...

Haha! Belle histoire, avec la résolution en prime.

On recevait fréquemment des messages par erreur dans notre ancien appart, pour un certain Pasquale, réparateur d'électro... Les voix étaient toujours différentes et avec parfois un fort accent italien, donc on a vite éliminé la possibilité d'un gag. Et chaque fois, je me posais la question : mais comment ça se fait que les gens ne raccrochent pas en attendant "Bonjour, vous êtes bien chez Maude et Maxime"? Dans votre cas, ça s'explique, maintenant :)

Catherine a dit...

Ha! Ha!

Belle histoire. Et beau texte.

Ça nous est arrivé quelques fois des messages par erreur. La première fois, j'ai téléphoné à la personne pour lui dire qu'elle avait fait un faux numéro. Julien a dit que j'étais trop fine. Maintenant, je ne le fais plus. Mais je me sens quand même mal.

Steed Colliss a dit...

Dans un ancien boulot, il m'est arrivé d'avoir deux messages un lundi matin d'une dame qui voulait savoir combien coûtait un déménagement du point A au point B... Bien entendu je ne travaillais pas pour une compagnie de déménagement (Il faut aussi dire que j'ai aussi eu des messages où des types me donnaient leur CV entiers de déménageurs)...

Bref, il est lundi, il est tôt et je me dis que je vais aller me chercher un café avant de rappeler la dame et lui dire qu'elle a fait une erreur de numéro... À mon retour, le téléphone sonne. Je décroche, me présente, nomme l'entreprise pour laquelle je bosse (qui est aussi mentionnée dans le message de ma boîte vocale) et la dame qui a laissé deux messages pendant le week-end se met à m'engueuler comme quoi nous ne l'avons pas rappeler, quelle sorte de compagnie de déménagement sommes-nous pour ne pas la rappeler... Tout un paquet de trucs avant que je puisse placer un mot et lui expliquer qu'elle avait un mauvais numéro...

Heu... Parmi les films de ski, est-ce qu'il y avait "Hot Dog, the Movie" ? Parce que si oui, ah ben là "Fuck!" est bien la chose à dire...