24.3.10

L’impasse de l’ironie ou Pas moyen d’être poli sans que ça passe pour une invitation à manger de la marde


Il y a quelque chose de profondément troublant et déprimant d’un monde où l’ironie est perçue comme le discours normatif. On m’a déjà fait remarquer que ce n’était jamais clair si j’étais sarcastique, si je faisais de l’ironie ou si j’étais sincère. Je l’annonce ici, d’entrée de jeu : plus souvent qu’autrement, je suis totalement sincère. À tout le moins, c’est rare que je suis celui qui initie le mode ironique. Quelqu’un dit quelque chose d’ironique, tassez-vous de là, je serai le premier à jouer le jeu. Mais faire le fin finaud n’est tout simplement pas mon style. De surcroît, par courriel, je suis rarement à l'aise avec l'ambiguïté d'un deuxième degré possible. C’est pourquoi j’ai été très déconcerté de lire, ce matin, le message d’un auteur avec lequel on travaille. Après que je lui eus demandé par écrit, dans un vocabulaire que je considère comme étant clair et poli, s’il accepterait d’effectuer lui-même certaines traductions (la phrase exacte : « Puisque vous semblez vous débrouiller fort bien, peut-être voudriez-vous profiter de votre élan de vérification pour la traduire vous-même? »), l’auteur m’a répondu avec un long courriel de frustration, dans lequel il m’accuse presque directement d’impertinence pour avoir fait de l’ironie. Considérant que l’auteur est un peu exténué, que son projet est immense et drainant et, pour le dire simplement, que le type n’est pas doté d’une personnalité des plus facile à gérer, sa réponse était envisageable dans une certaine mesure. Ma patronne, l’éditrice, experte en gestion de crises de cet ordre-là, m’a d’ailleurs avoué qu’elle s’était dit, en voyant mon courriel passer en CC, qu’avec ce gars-là en particulier, ça risquait d’être mal interprété. Petit courriel d’excuses, expliquer le malentendu, et c’est réglé.

Toutefois, ça parle d’un problème plus grand qui afflige en partie notre génération : on a fait de l’ironie un objet discursif omnipotent. Il est de bon ton d’utiliser l’ironie pour déconstruire n’importe quel discours. On le fait régulièrement ici : Anne avec son dernier post, moi avec mon commentaire sur son dernier post, etc. Nos liens vous mèneront à des sites comme "Awkward Family Photos" qui fonctionne exclusivement sur le mode ironique. Savoir utiliser l’ironie, c’est de montrer qu’on ne se laisse pas berner, qu’on est dans les coulisses du discours, nous aussi. Pourtant, dans l’absolu, l’ironie est une impasse, c’est l’esprit qui tourne à vide. À telle enseigne que des auteurs comme David Foster Wallace et Dave Eggers vont jusqu’à revendiquer, sans le mettre en pratique réellement, le « premier degré » comme prétexte pour une éventuelle « rébellion ».*

Je pense entre autres aux oeuvres de Miranda July, dont on a déjà parlé, ici. Sa praxis repose en quelque sorte sur un refus de l'ironie comme discours tout-puissant. À tout le moins, ce qui se dégage de ses oeuvres, c'est une tension entre ce qui serait normalement perçu comme un discours ironique et ce qui énonce plutôt des préoccupations humanistes: ce n'est pas qu'on n'a plus droit à l'ironie, c'est que, contrairement au discours artistique prédominant, il existe
autre chose que l'ironie et l'anti-humanisme. Chez July, d'être ironique n'implique pas d'emblée le nihilisme. Oui, le monde est corrompu, l'homme aussi. Le récit, voire le réel n'existent plus. On est blasé au point d'être blasé d'être blasé, et c'est profondément banal d'affirmer que c'est complètement banal de trouver banals les romans de Rafaëlle Germain. Mais, bâtard, il existe tout de même du positif dans le monde. Je suis conscient que les discours idéologique, politique, philosophique sont des culs-de-sacs depuis quelques décennies déjà, mais ma blonde est enceinte, je cours, je lis et j'écris dans la vie: je suis capable d'être aussi cynique que n'importe qui, mais j'aimerais vraiment croire qu'il y a de l'espoir.


*Je prépare actuellement une communication pour le congrès de l'ACFAS qui portera sur le rapport au réel dans la fiction américaine contemporaine. Le titre, pour le moment, sera "Des oeuvres déchirantes d'un génie renversant: la littérature américaine contemporaine et la réalité tangible". Je propose d'observer ce point de vue humaniste qu'ont adopté Wallace, Eggers et Jonathan Safran Foer comme étant à la fois rupture et continuité avec le mouvement postmoderniste américain.

5 commentaires:

Clarence L'inspecteur a dit...

Ayant moi-même souvent interprété tes messages et tes commentaires comme ironiques, je me dis que j'aurais probablement sauté aux conclusions si tu m'avais écrit une phrase comme "Puisque vous semblez vous débrouiller fort bien, peut-être voudriez-vous profiter de votre élan de vérification pour la traduire vous-même?" Qu'est-ce que tu veux, c'est surtout la preuve que l'écriture conduit mal l'effet qu'on essaie d'atteindre.
C'est comme si on était tellement ensevelis par ce deuxième degré du discours qu'il y a des expressions qu'on ne peut plus utiliser du genre "fort bien", ou "c'est beau", ou "quelle éloquence!", qui vont être nécessairement mal interprétées.
Personnellement (on a déjà parlé de ça toi et moi il me semble), j'ai fait le constat dans l'univers des blogues, et je m'efforce d'écrire le plus possible des commentaires qui ne laissent pas planer de doutes sur ma sincérité. Ça marche pas toujours, j'ai eu quelques malentendus gossants.
Desfois j'ai l'impression que le problème c'est pas l'ironie, c'est la joute verbale que l'ironie oblige, et c'est ça qui est stérile.

Bon post, Will, sincèrement. ;)

Anne a dit...

Ça me fait capoter, ce nouveau rapport à l'ironie. J'en dirai un peu plus lorsque je serai plus avancée, mais je prépare un travail de fin de session (que j'aimerais aussi proposer sous forme d'article à Hors Champ) qui portera sur l'ironie comme nouveau prétexte de la télévision de divertissement. L'article de Wallace sur la télé américaine ("E Unibus Pluram : Television and U.S Fiction") est vraiment inspirant, particulièrement en rapport au post de William.

« And make no mistake: irony tyrannizes us. The reason why our pervasive cultural irony is at once so powerful and so unsatisfying is that an ironist is impossible to pin down. All U.S. irony is based on an implicit "I don’t really mean what I’m saying." So what does irony as a cultural norm mean to say? That it’s impossible to mean what you say? That maybe it’s too bad it’s impossible, but wake up and smell the coffee already? Most likely, I think, today’s irony ends up saying: "How totally banal of you to ask what I really mean." »

Esquimaude a dit...

Je dois admettre que, lisant d'abord un peu en diagonale, ma première lecture de la phrase polie en question m'a donné l'impression que t'étais terriblement baveux. Comme quoi, hein.

William a dit...

Maude et Daniel: Faut dire, par contre, que vous me connaissez assez pour savoir qu'il y a des chances que ce qui paraît sur ce blog soit ironique. L'auteur en question ne me connaissait que sous deux angles: l'adjoint à la production poli et diplomate qui gère les envois de manuscrits révisés et qui lui explique les procédures, ou l'adjoint à l'éditorial plus critique qui a fait une lecture de son texte et qui a suggéré une quantité de reformulations. Dans les deux cas, je crois pas avoir pu lui donner l'impression que j'étais quelqu'un de "terriblement baveux"...

Moi je crois que c'est moins le "fort bien" qui l'a gossé mais plutôt l'utilisation du verbe "se débrouiller". Ou la combinaison des deux.


En tout cas. What a jack-ass.

Anonyme a dit...

Moi je pense qu'on devrait simplement forcer tout le monde à employer des émoticons dans leurs courriels, disons, un par phrase. On devrait donc en développer des centaines de plus pour exprimer le mieux possible toute intention. En fait, on devrait créer un émoticon pour chaque calligramme cantonais et se mettre à écrire en cantonais émotiqué. Pour ensuite apprendre les calligrammes comme il se doit et devenir des Chinois.

mot de passe: swinism

comme dans «Voyons Will, ton connard, il a juste pas compris ton swinism».