18.8.10

L'emploi du temps


Jeanne Dielman, 23, Quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal AKERMAN

La femme ouvre un tiroir, en sort un couteau, pèle une pomme de terre, la dépose, verse de l’eau dans un chaudron, allume le gaz. Les gestes sont rapides et précis, la chorégraphie domestique a été exécutée mille fois. Dans Jeanne Dielman, Chantal Akerman nous présente une description hyperréaliste d’un vide existentiel, un quotidien banal et aliénant filmé en illusion de temps réel.

"C’est un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort." (C.A)

Je ne sais pourtant pas ce qu’il y a de plus fou entre la tension des gestes enfilés les uns après les autres et l’immobilité étrange d’une femme assise dans sa cuisine. C’est l’angoisse du non-événement poussée à sa limite. Le film est long (3h21) et Jeanne Dielman ne fait rien. Pourtant, non, son quotidien ne laisse pas de place au temps mort : elle fait huit magasins pour trouver un bouton, mange en silence avec son fils, lave la vaisselle, cire une paire de chaussures, plie des draps. C’est un cinéma immobile qui fourmille pourtant de partout.

Et puis quelque chose se brise. C’est là le génie d’Akerman : alors que le spectateur est complètement grisé par l’enfilade des gestes du corps, le mécanisme s’autodétruit. Je suis devenu complice de l’ordre minutieusement établi, j’en fais partie. Face aux gestes reproduits sans arrêt, j’ai développé une mémoire de l’espace. Je reconnais maintenant rapidement un détail pourtant anodin (une porte entrouverte, une lumière qu’on oublie d’éteindre, un pot laissé ouvert) : Jeanne Dielman m’a entraîné dans sa folie.

Le film, deuxième œuvre de Chantal Akerman qu’elle réalise en 1975 alors qu’elle n’a que 25 ans, soulève une tonne de questionnements sur le rapport entre le temps et le corps. Surtout, la réalisatrice permet aux spectateurs d’expérimenter de façon percutante toute la matérialité du film : comment le temps peut se délier, se mettre en place, comment un corps peut s’articuler dans l’espace. C’est peut-être de là que peut émerger une vérité au cinéma. Le réel d’une femme absente, figée pendant les sept dernières minutes du film à la table de sa cuisine.

On a beau mettre une caméra en face de quelqu’un, quelqu’une et quelque chose, cela ne se donne pas si simplement un peu de vérité.

(...)

C’est troublant, oui. Je dirais ça, un trouble s’installe, et parfois même une opacité. On n’est pas vraiment habitué. Voilà une rue, une rue, c’est une rue, c’est une rue et bien non. Non, pourquoi non? Parce que.

(...)

On voit une rue et alors? On a l’habitude de voir une rue, alors pourquoi montrer une rue? Justement parce qu’on a tant l’habitude de voir une rue qu’on ne la voit plus. Non, il n’y a pas que ça. Mais quoi d’autre alors?

Cette rue s’est ajoutée à un moment passé devant une autre rue, ou à un autre moment face à un trajet dans un métro, où encore face à un homme assis sur une chaise dans la rue.

Et tout ce temps passé s’additionne et crée quelque chose, et dans ce quelque chose, parfois un peu de vérité.

(Chantal Akerman : Autoportrait en cinéaste, Éd. Cahiers du Cinéma, 2004, p. 32)

2 commentaires:

Anonyme a dit...

super intéressant

William a dit...

C'est d'autant plus intéressant de par l'alternance entre ta critique et les mots de la cinéaste! Ce billet est très bon.

Tu disais d'ailleurs que cette cinéaste avait inspiré toute une lignée de cinéastes comme Gus Van Sant, dont le rapport au temps est certainement crucial.