29.10.10

Michael Jordan


Une journée typique chez 104556-0908992, inc. commence par une séance de power-yoga animée par notre chef d’équipe, ou par l’adjoint de notre chef d’équipe dans l’éventualité où celui-ci serait absent pour cause de malaise – on connaît tous la situation de la plomberie du building, nul besoin de ressasser – auquel cas on peut au moins être reconnaissants que ledit chef d’équipe ait renoncé à sa journée de salaire pour nous épargner les odeurs et tout, à commencer par ce qui serait remué par ces manœuvres acrobatiques du power-yoga matinal. Les plus motivés parmi nous lâcheront un cri-soupir allant du sifflet strident au râle guttural durant ou après chaque étirement qu’ils pousseront à un degré extrême, flirtant avec de multiples ruptures de tendon, mus par un désir masochiste d’en donner toujours plus à leur employeur – mais qui sommes-nous encore pour les juger, vraiment?

Ces mêmes individus sont d’ailleurs ceux qui, avant la séance, seront entrés au bureau quelques minutes plus tôt afin d’aider le chef d’équipe ou son adjoint à déplacer les meubles et les écrans de feutre et de bois qui servent de murs dans les quelques deux mille pieds carrés loués par l’entreprise; meubles et écrans qu’ils aideront à replacer aux endroits désignés après l’exercice.


On a beau côtoyer ces gens au quotidien, il ne nous prend jamais l’envie de tisser des liens. Peut-être avons-nous peur d’être attirés dans leurs filets de salutations cordiales systématiques dans le corridor menant aux toilettes, de crayons multicolores insérés dans la poche de chemise, d’autocollants à fixer sur le contour de l’écran d’ordinateur, de couleurs desdits crayons méticuleusement associées au degré d’importance du texte qu’ils serviront à écrire, de casques d’écoute coussinés, de faux accents français et de manniérisme exagéré, bref d’une sympathie plastique qui correspond exactement à tout ce qu’on déteste de cette entreprise sans nom.


Faut-il toujours le dire, préciser qu’on est blasés? Suffit-il d’être cynique et de faire de l’esprit sur le dos des tatas pour que le monde nous paraisse moins débile? Est-ce même nécessaire d’affirmer que ce type de rapport au monde commence à dater?


La séance se termine habituellement par quelques exercices de visualisation orientées vers nos objectifs personnels et collectifs de la journée. Le chef d’équipe en profite souvent ici pour passer quelques messages aux moins enthousiastes. Heureusement, ce n’est jamais assez direct pour qu’on prenne même la peine de se sentir concernés – la plupart des chefs d’équipe chez 104556-0908992, inc. ont cette obsession pour la subtilité, provenant d’on ne sait quelle formation passive agressive sur le coaching ou le team-building, qui les pousse à fuir comme la gale toute forme de confrontation avec leur subordonnés. Les messages prennent donc l’aspect de périphrases qui comportent juste assez de zones floues pour que les plus zélés puissent s’y rattacher en toute insouciance, et juste assez de précision pour qu’un blasé plus susceptible qu’à l’habitude y voie quelque chose qui s’approcherait d’une critique.


– Essayons, aujourd’hui, d’attraper le rebond offensif, OK?


Cet adjoint en particulier affectionne les métaphores sportives, et plus spécialement celles qui appartiennent au basketball. Il traîne dans sa poche arrière une biographie non-autorisée de Michael Jordan dont il tire régulièrement des anecdotes plus ou moins pertinentes. Parfois, on le soupçonne de les inventer de toute pièce et de faire comme si elles venaient de la vie de l’athlète – on le voit arriver vers nous en pliant sa bible sportive et se lancer aussitôt dans le récit d’une partie dont le résultat mène toujours à une sorte de morale intrinsèque au sport et applicable à une tâche de notre emploi.


– Le rebond qui donne un deuxième souffle à l’attaque. Votre coéquipier a raté son lancer? Pas grave, on sort la balle de la clé et on relance le passe et coupe à coups de pick and roll.

1 commentaire:

Anonyme a dit...

Moi j'ai beau être cynique pis rire des minables, le monde me paraît pas moins débile pour autant. Je pense que je vais demander des séances de yoga à Bert.