24.6.09

Monsieur Foglia,



(Poursuivant la discussion de Catherine, j'ai écrit un courriel à Monsieur Foglia, qui publiait ça tout récemment)


En lisant votre dernier texte intitulé "Inquiet" sur Cyberpresse, l'article de Nicholas Carr dans l'Atlantic que vous avez gentiment mis en lien, ainsi que quelques extraits des multiples articles en lien dans le texte de Carr, je me dois d'essayer de vous rassurer quelque peu. Vous vous dîtes inquiet du sort des lecteurs dans les cinquante prochaines années; je ne vois aucune raison d'être plus inquiet aujourd'hui qu'on aurait pu l'être en 1950, ou bien avant cette ère de l'information. Le fait est que je réagis à votre article après avoir lu un commentaire sur le blogue d'une copine vous ayant lu, elle aussi, sur Cyberpresse et ayant, comme moi, fait son chemin en suivant les embranchements qu'offrait l'article de Carr. Je ne vous apprend rien en vous disant que cette pratique d'"hyperlecture" est répandue. L'information circule à une vitesse si grande et imprévisible qu'il est normal qu'elle "inquiète" certains gens - surtout quand il y a, parmi ceux-ci, des typographes de formation : j'imagine le vieux réflexe d'envisager l'immensité de tout ce travail d'impression "à l'ancienne" surgir en fièvre et en crises d'angoisse... Or, je n'aurais jamais eu accès aussi facilement à autant de TEXTE dans un monde pré-Internet. À la différence d'une lecture classique, linéaire, dans laquelle un lecteur entreprend d'assimiler, de dévorer, oui, physiquement, un texte donné - disons Céline, pour reprendre votre coup de coeur de jeunesse - une lecture "actuelle" sur Internet brise le carcan passif (je n'entends rien d'excessivement péjoratif par "passif") traditionnel et offre au lecteur un éventail infini de possibles cognitifs. En ce sens, et je le demande d'abord en toute naïveté puisqu'il le faut bien, vos inquiétudes concernent-elles vraiment le lecteur?

En toute honnêteté, ce qui me semble vraiment "inquiétant", c'est de lire un article SUR INTERNET me vantant les mérites d'une lecture sur papier. Ça devient surtout absurde quand ce même article m'a permis, en quelques clics, d'en lire un autre qui débouchait, lui, sur une douzaine de textes scientifiques sérieux, dont un ouvrage des plus historique de Frederick Winslow Taylor. Je veux bien admettre que ce n'est pas tout le monde qui poussera sa lecture aussi loin, mais j'aimerais bien voir votre lecteur papier se taper toute cette recherche. Plus fortement, votre chronique soulève un paradoxe intéressant: si les modes de diffusion actuels ont le mandat de démocratiser l'accès à l'information, cela se produit probablement pour le meilleur comme pour le pire (pensons seulement à cet étudiant irlandais qui a réussi à berner bon nombre de journalistes en publiant sur Wikipedia une fausse nécrologie, il va de soi que l'information sur Internet est toute en quantité, et très peu en qualité).

Néanmoins, il vous faudrait peut-être actualiser vos références textuelles pour vanter les mérites d'une lecture papier: Louis-Ferdinand Céline, en 2009, ça fait nostalgique un tout petit peu, non? Qu'on me comprenne bien, je n'ai rien contre les classiques, les modernistes, qui vous voudrez. J'étudie la littérature, j'adore Céline, Proust, Twain, Faulkner. Mais, quand je parle de nouvelles textualités, j'essaie de les tenir à l'écart. Ça me rappelle ce prof de cinéma qui affirmait à qui voulait l'entendre qu'il ne s'était pas fait de bon cinéma depuis Godard, ou ces gens qui ne décrocheront tout simplement jamais des Beatles parce qu'en matière de rock, come on, il ne s'est rien produit d'aussi visionnaire. C'est peut-être mon penchant sociocritique qui prend le dessus dans ces questions, mais j'ai tendance à croire que pour décrier l'état actuel des choses, il vous serait peut-être bénéfique de voir ce qui se produit actuellement en matière de texte littéraire sur papier. Pour paraphraser tour à tour Erich Auerbach, Alessandro Portelli, Marc Chénetier et Walter J. Ong : Le rapport au réel, donc par extension le rapport à la représentation textuelle de ce même réel, évoluent dans une société en fonction des technologies dominantes contemporaines.

En matière de littérature actuelle, mon expertise se situe plutôt du côté des Américains. Je pense notamment aux oeuvres de David Foster Wallace, Jonathan Safran Foer, Dave Eggers, Nicole Krauss, Don Delillo ou Robert Coover, qui savent reproduire dans la fiction l'expérience cognitive de l'hypertexte. Le roman Infinite Jest, de Wallace, est riche de plus 1080 pages, dont une centaine est constituée exclusivement de notes en annexe. L'auteur y interroge de fond en comble les médiums du divertissement dans la société contemporaine. De surcroît, ce type d'ouvrage intimidant par son format physique - dans certains cas, on dirait qu'on se sauve avec un morceau du pavé - arrive à se tailler une place parmi les listes de best-sellers aux États-Unis.

Mais, bon, vous ne craignez pas, vous non plus, la disparition du livre comme tel. Et j'espère que vous me pardonnerez de me laisser hérisser le poil quand on me cite un auteur moderne comme argument dans un débat concernant, en tout et pour tout, la société actuelle. Oui, le texte est texture, il est physique, spatial. Mais il faut savoir que pour certains le plaisir du texte comme parcours cognitif est bel et bien réel et palpable, même sur Internet.

Sincèrement,



William S. Messier

étudiant à la maîtrise en littérature à l'UQAM
auteur de "Townships, récits d'origines" éd. Marchand de feuilles

1 commentaire:

Catherine a dit...

Après notre discussion, j'ai repensé à un livre que j'ai déjà lu: Close Reading New Media : Analyzing Electronic Literature. Avant toute chose, l’essai affirme qu'il existe une certaine littérature électronique qui répond au principe d’hypertextualité, principe au coeur de l’ensemble de son argumentation. Cette hypertextualité modifie profondément le rôle du lecteur qui de passif devient actif et créateur alors qu’il est appelé à choisir son trajet – unique – parmi les possibilités textuelles.

Il existe sur internet une nouvelle façon de concevoir la littérature, la lecture et le texte. On n'est pas moins intelligent (!) parce qu'on se prête au jeu et qu'on choisit de naviguer à travers un monde infini de textes. Et, comme le disait Alexie, ça ne nous empêche pas non plus de retourner aux grosses briques. Pour le plaisir de la lecture rigoureuse, certes. Mais aussi pour la beauté de l'objet.