4.3.11

"Pénis!"


Je me souviens d'un ami qui s'est fait tabasser au Club Aramis, lors d'une danse que le comité du bal des finissants avait organisée. Ç'avait commencé à l'école deux jours plus tôt, alors que l'ami en question, un gros bonhomme plutôt maladroit et beaucoup moins méchant qu'il ne voulait le laisser paraître, avait trouvé le moyen d'entrer en collision avec un ami de son futur assaillant dans un corridor. C'était de la provocation de part et d'autre: ils étaient seuls dans un corridor large comme deux rangées de casiers, ils s'étaient vus venir mutuellement à une cinquantaine de pas en se disant probablement quelque chose comme "moi, je me tasse pas, en tout cas". Comme il n'y avait personne à impressionner à proximité, à part peut-être un des surveillants à demi déficients qui s'adonnaient à passer par là, les deux graines se sont dévisagées et, avant la fin de la journée, mon ami avait un rancard avec l'autre ou l'ami de l'autre qui était plus du même gabarit.

Mon souvenir de cette période du secondaire me fait souvent penser à un immense concours de masculinité qui s'étirait sur toute l'année. Quand ce n'étaient pas les combats de cocks, c'étaient la tenue plus ou moins autorisée de combats de jujitsu dans un local du cheminement particulier ou la paire de gants de boxe qu'un ami avait amenée à l'école pour des duels à une main dans le fond de la cour, derrière le back-stop du terrain de baseball. Certains devenaient des mâles en se battant, d'autres en apprenant à faire du breakdance, en s'entraînant, en se tapant des petites jeunes de secondaire 3, ou encore en conduisant un char monté, rabaissé, avec kit de jupes et vitres teintées.

On aura compris que mon association à cette élite distinguée relevait de l'imposture: je jouais au basketball, j'écoutais du hip hop, j'avais un bon sens de l'humour mais j'avais vraiment une âme de fif dans le grand concours. Par exemple, lorsque la mère d'une fille dont j'étais pas tellement ami était décédée, j'avais signé la carte de condoléances qui circulait avec un poème style pré-Grand Corps Malade qui avait fait brailler deux ou trois filles, dont une figure éminente du comité du bal. Si ça m'avait donné le rôle du gars sensible chez les filles, on s'entend que c'est le genre de chose qui ne fait pas gagner beaucoup de points dans le grand concours.

Le comité du bal avait loué la salle du Club Aramis, un bar qui n'aurait probablement pas semblé aussi miteux s'il n'était pas situé aussi loin de Granby, le long de la 112, en quelque part entre le canton et Ste-Cécile-de-Milton. J'ai déjà décrit ce coin dans Townships; une alternance glauque de cours à scrap, de cantines louches, de vieux motels, de garages et de vendeurs de chars usagés. Je devrais vérifier, mais de mémoire, on rencontre sur ces quelques kilomètres de route secondaire au moins deux parcours de mini-putt, et quelque chose qui est lié aux go-karts (si ce n'est pas un circuit, c'est une boutique d'accessoires ou un vendeur de bolides). Quand il y avait un show hip hop dans le coin de Granby, ça se passait presque toujours au Club Aramis. Une place vraiment chic, donc.

C'était l'hiver et le stationnement était recouvert de glace. Ici, il est bon de préciser que mon ami s'était pointé au Club Aramis seul, tandis que son adversaire, un joueur de hockey un peu trop timide pour être parmi les joueurs de hockey dits cool de mon école, avait son groupe de testicules avec lui. La plupart des gens de notre groupe de testicules, moi y compris, n'étions pas allés parce que nous devions nous lever à 5h le lendemain pour un tournoi de basket à Victoriaville.

Ils se sont battus et je ne suis pas certain des détails, mais à voir les enflures et les coupures sur son visage le lendemain matin, mon ami a subi toute une raclée. On se serait jeté à deux ou trois sur lui, il aurait perdu pied dans la glace du stationnement, sa tête aurait frappé une bordure de béton; bref, il était vraiment magané. Moi, je lui ai dit qu'il n'aurait jamais dû se pointer là tout seul. Un autre ami a demandé s'il pensait être en mesure de jouer. Et tout ce que mon coach, une Grosse Graine Royale de la cohorte de 1992, a trouvé à dire en le voyant entrer dans le minibus, c'est "Sacrament! Je pense que t'as oublié de mettre ta face à matin!"


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Je ne sais pas trop pourquoi j'ai pensé à ce souvenir, ce soir. Ça fait longtemps qu'il me hante. Je crois que la violence qu'il comporte m'affecte beaucoup. À part au primaire, où ça se résume à qui c'est qui donne la plus grosse jambette, je ne me suis jamais battu et je ne me vois me battre qu'en cas de détresse ultime, mais ce type de violence a quelque chose d'obsédant. Je ne fais qu'écouter le hockey à la radio et, quand il y a une bagarre, je me sens basculer physiquement dans un univers de violence: mon pouls accélère, je deviens nerveux et je suis sûr que mes pupilles se dilatent comme celles de mon chat quand elle veut jouer. Je me dis que je ne survivrais pas une seconde en prison, ou à la guerre. Je figerais tout simplement.


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Le titre de ce billet fait référence à un trajet de voiture qu'Anne et moi avons fait, cet automne. Près de Sherbrooke, sur la 10, on s'est fait dépasser par deux tatas en motos de course. Chacun faisait un wheelie à plus de 180 km/h. Spontanément, dans notre accent le plus cave, on a gueulé "Pénis!" comme si on savait que, dans un langage gestuel motocycliste secret, leur manoeuvre signifiait exactement ça.

On aura compris, j'espère, que c'est pas contre l'organe comme tel que j'en ai, mais bien contre la symbolique. Je pense que pour tout le monde, il existe deux masculinités/féminités: la sienne et celle des autres. En secondaire 5, j'ai l'impression que ma perception de la masculinité des autres (non pas la mienne) avait beaucoup à voir avec des comportements idiots, casse-cou et violents qui, aujourd'hui, me font extrêmement peur.

3 commentaires:

Daniel Grenier a dit...

Il est presque passé dans le beurre ce petit texte, j'ai failli ne pas le voir. Ça aurait été dommage, parce que quand t'écris comme ça, je suis vraiment content de te connaître, pis pas seulement en vrai, tsé.

"combats de cocks", hahahaha

William a dit...

Ouais, il est arrivé qqch de bizarre avec blogger. J'ai commencé à écrire ce texte avant l'annonce du Gala de l'Académie... et je l'ai fini et publié après. Mais il est quand même apparu plus bas.

Merci pour ton commentaire!

Unknown a dit...

La seule fois où j'ai failli me battre, c'était prévu que ça se passe à une danse de Saint-Valentin des Cadets de la Marine à Granby. Ça devait se passé un samedi soir au local de la Légion, rue Court. Je n'ai pas pu y aller parce que mon grand-père est mort la veille et j'ai dû aller aux funérailles à la place... J'ai passé pour un pissou (sauf pour les deux gars qui savaient vraiment pourquoi j'étais pas là). Le problème est que je voulais vraiment y aller parce que j'allais sûrement danser des slows avec une certaine Shirley (y en avait deux dans le corps de cadets). Des fois, je me demande encore, 25 ans après, si Shirley aurait quand même voulu danser avec moi si je m'étais battu avec l'autre gars. Aurait-elle été dégoutée ? À l'époque, je me disais que j'aurais passé pour un "tough" et qu'elle aurait été à mes pieds... Maintenant, je pense que non... Elle serait aller voir ailleurs... Finalement, j'ai quand même réussi à emmerder le gars, quand quelques mois après, mon premier french était avec sa blonde...