14.8.08

Du vrai rasage de mourir


En tout cas, qu’ils essaient pas de me faire croire que le temps passe vite. Quand tu frôles la mort comme on l’a fait, Albertus et moi, tu trouves que chaque seconde coule comme de la mélasse sur ton bras. Le seul moment où je pense que, oui, le temps passe vite – tellement que tu t’en rends compte seulement après – c’est quand tu dors. Pis encore là, mon cousin connaît un gars qui dort par coups de cinq minutes à chaque dix minutes. L’autre moitié du temps, il est soit somnambule, soit réveillé, confus du calisse. Dans ce temps-là, j’imagine que même le temps où tu dors dois passer lentement.

Ça fait qu’on a failli mourir. Ça s’est passé proche de la 139, à Cowansville, vis-à-vis de la traverse du chemin de fer. On avait spotté une carcasse de chevreuil de Virginie vers West Brome, à cheval sur les rails. Du bord de la route, on voyait jute une tache brune au milieu de la pluie battante. On s’est mis à évaluer la distance et à se demander si on allait se rendre là à pied, sous l’orage, ou si on allait utiliser le camion. En fait, c’est Albertus qui s’occupait de la majorité de l’obstinage tout seul. Moi, j’étais déjà en train d’enfiler mon imper, mes bottes, mes salopettes et mes gants. Juste au moment où j’allais descendre, il a reparti le camion et l’a fait enjamber les rails. Je me suis rassis sans rien dire.

L’affaire, c’est que sous la pluie, de même, on n’entendait pas si le train arrivait. Tout de suite, j’ai pensé à deux choses : le film Stand By Me, que j’ai vu quand j’étais petit, où les quatre gars sont pognés sur un pont pendant qu’un train arrive. Pis le plus gros de la gang se fait pousser dans le cul par le plus sensible de la gang pour lui dire de décalisser. Ils finissent par sauter à trente pieds du bord, au milieu du buisson. Le train passe à deux pouces de leurs pieds. L’autre chose à laquelle j’ai pensée, c’est le film Jurassic Park. Quand ils se font pourchasser par les raptors, à la fin, et qu’à la dernière minute, de nulle part, le tyrannosaure apparaît pour gober celui qui allait le plus les mordre. Là, je me suis rappelé que j’avais trouvé ça con, parce que tout au long du film, ils misent sur le fait que le t-rex, tu l’entends au moins cinq minutes avant de le voir. Ses pas font trembler le sol. Même sous le tambour de la pluie tropicale, dans un quatre par quatre, avec deux kids qui gossent avec des lunettes à vision de nuit, tu réussis à entendre les pas du gros calisse de dinosaure. Tout à coup, ils te montrent un tyrannosaure subtil, toi. Discret. Une ballerine, tabarnac, que t’auras jamais entendue venir, et qui sauve le film. En plus, ils te la font passer dans le complexe d’accueil du parc comme si c’était une cour à bois, pas de porte, rien.

En tout cas, nous autres, le train, on a quand même fini par l’entendre arriver. Juste à temps, à part ça. Albertus a été le premier à réagir, après m’avoir aidé à balancer la grosse moitié de charogne dans la boîte du truck. L’autre moitié avait sûrement revolé dans le bosquet à côté, ou elle était peut-être en quelque part entre Sudbury et Winnipeg, étampée sur le devant du train qui l’avait frappée. J’imagine un gros cul de chevreuil fendre l’air ontarien, traverser les prairies, émerger d’un tunnel dans les Rocheuses pis saluer les Wong à Vancouver. Albertus m’a crié d’embarquer dans la boîte, en courant vers la cabine. Je te dis que j’ai pas eu besoin de le faire répéter, j’ai enjambé la moitié de charogne en me tenant sur le bord et j’ai à peine eu le temps d’apercevoir une grosse lumière devant le truck qu’on reculait déjà vers la 139, à toute vitesse. D’habitude, Albertus coupe le moteur quand on s’arrête, pour économiser de l’essence. Mais là, par chance, il l’avait laisser tourner. Plus tard, il m’a dit que c’était justement par précaution mais, pour vrai, je pense que c’était juste pour que le defog reste en marche. Quand j’y pense, c’est une maudite chance qu’il soit resté en marche. Sinon, en plus de devoir repartir le truck et se taper ce moment trop cave dans les films, où la fille se fait courir après par un tueur qui, lui, refuse de courir, et dès qu’elle essaie de partir le char, comme de raison, la batterie est à terre. Là, elle crie comme une épaisse ou, des fois, elle essaie en frappant sur le volant. Pendant ce temps-là, le tueur s’en vient tranquillement. C’est pour ça que les films d’horreur, j’ai arrêté de les louer. C’est bourré de remplissage, ça t’étire une scène en utilisant des détails absolument cons. Moi, si j’étais le tueur, j’aurais couru dès la première tentative de fuite de la fille, au lieu de juste la suivre de loin en marchant, rigide comme une planche. Il court souvent pas mal plus vite que la fille, de toute façon. Ça nous éviterait, à chaque maudite fois, les osties de scènes où la fille s’obstine soit avec son volant pour qu’il fasse partir le char, soit avec une porte qui veut pas débarrer sa serrure, soit avec un bardeau mal collé sur une toiture de maison, en sortant par la fenêtre du grenier. La fille, elle s’enfuit d’un tueur pour se garocher dans de la marde, finalement. Une chance que le defog soit resté en marche parce que sans ça, il aurait fallu partir le truck et, en plus, attendre que la buée parte dans les vitres pour voir quoi que ce soit. On n'aurait peut-être pas survécu.

Ça fait qu’à pleine vitesse, parce qu’il n'avait vraiment pas eu le temps de nous voir et de ralentir, le train nous fonçait dessus – sa grosse bande noire en demi-lune sur le devant lui faisait un gros sourire – comme un gros joueur de hockey qui s’apprête à en geler un plus petit dans la bande. Albertus nous a clanché ça jusqu’à une espèce de chemin de service, à une vingtaine de mètres de la route. J’avais peur qu’il ait de la misère à faire passer le camion par-dessus les rails, à cette vitesse-là. Mais, comme un pro, il a donné un mini-coup de volant dans le sens inverse, comme pour se donner une swing, et ç’a passé. Seule affaire, c’est que dans la boîte, je me suis ramassé à frencher le chevreuil de Virginie. En me relevant, je voyais les wagons défiler et j’entendais encore le train qui sifflait. Le chauffeur devait nous trouver pas mal caves d’avoir osé nous promener sur la track, mais il devait aussi penser qu’Albertus était assez hot d’avoir effectué une manœuvre aussi dangereuse.

Faudrait compter le nombre de fois où on rase mourir dans la vie. Ça devrait devenir un critère pour être riche; plus souvent on rase mourir, ou plus on rase mourir de près, plus on est riche. Mais du vrai rasage de mourir, là. Comme survivre à un feu, se sauver d’un train, s’enfuir d’un tueur qui court plus vite que soi, réussir à réparer un parachute bloqué en pleine chute libre pour atterrir sain et sauf, être réanimé après une noyade, être daltonien pis couper le bon fil pour désamorcer une bombe, se faire attaquer par une meute de loups et être sauvé par un ours qu’on avait nourri la veille et l’avant-veille, assez pour qu’il devienne notre ami. Je connais une fille qui s’appelle Claudia. Quand elle nous raconte quelque chose d’extrêmement drôle ou d’ultra-gênant qui lui est arrivé, elle dit souvent qu’elle pensait mourir. Moi, je parle plus des vraies occasions où quelqu’un frôle la mort, pas des choses qu’on dit juste pour mettre de l’emphase.

J’ai rasé mourir environ trente fois, sauf que là-dedans, il y en a une dizaine dont je ne me souviens pas grand-chose à part une impression d’avoir rasé mourir. Pis, honnêtement, je pense avoir eu cette impression-là presque à chaque fois qu’ils ont servi des vol-au-vent, au centre – ostie que j’haïs ça. Je serais pas riche riche, mais j’aurais pas mal plus d’argent que j’en ai maintenant, c’est sûr. Un gars comme Albertus serait multimilliardaire. Après que le train soit passé, il s’est retourné dans la cabine, m’a fait signe, par la fenêtre, de m’en venir, pis on est repartis sur la route comme si de rien n’était. Pendant ce temps-là, moi, je vérifiais si je m’étais pas pissé dessus, en dessous de mes salopettes. Albertus avait l’air d’avoir passé un moment tout à fait normal, rien d’inhabituel, une autre journée sur la job.

Le midi, à la Cantine du Klondike à Saint-Alphonse-de-Granby, les serveuses m’ont énuméré les histoires de fou qu’Albertus Poulin avait vécues. Je leur avais conté l’aventure du train, en détails, et comment ça m’avait vraiment foutu la chienne. J’avais aussi dit comment Albertus, assis devant moi sans parler, avait eu l’air parfaitement calme et serein. Lui, il restait muet, en souriant humblement – je commençais à réaliser qu’Albertus Poulin choisit toujours le bon moment pour parler. Jocelyne, celle qui a les boules refaites, était même pas étonnée. Elle a commencé en comptant le nombre de fois où, selon des témoins, il avait failli lui-même devenir une charogne. Après deux minutes à s’obstiner avec elle-même à voix haute à propos de l’année exacte, elle a dit que ça faisait onze ans qu’elle connaissait Albertus et qu’il n’y avait pas un mois, depuis leur première rencontre au Bienvenu Bar-Salon Licence Complète, à Marieville, où elle n’a pas entendu une nouvelle histoire à propos de lui.

2 commentaires:

Anonyme a dit...

J'avais eu une petite envie sympathique de faire comme Will parce qu'il m'impressionne avec son flow ininterrompu de la plus grande subtilité finie rough. Alors j'ai écrit un "à la manière de" comme Anne, sur mon blogue... C'est tof d'être dans ton style, mec, c'est un péril d'intelligence qui danse à claquette sur des oeufs. Bref, je commence à organiser mes soirées autour des mots comme du monde, alors je vais lire tes nouvelles que tu m'as envoyées dans les prochains jours/semaines. Au pire, c'est lu et commenté quand vous rentrerez de la Croatie.
À tout de suite!

Anonyme a dit...

Le pastiche, je me rends compte, est une exagération qui surligne l'intention et falsifie par conséquent la totalité de l'exercice, parce que le geste a été étudié d'avance. Un peu comme on se cantonne dans un genre préétabli et s'en fait une carrière éternelle. Ainsi, les auteurs à succès qui écrivent depuis trente ans les mêmes histoires en changeant noms et lieux se pastichent eux-mêmes sans arrêt.
Mais j'ai remarqué quelque chose de fondamental en tentant d'écrire dans ton style (et ceci montre à quel point ton écriture a une source, au lieu de vivoter sur de l'intellect, justement), c'est qu'il est possible de trouver un état de déséquilibre où il y a un éboulement des idées, une succession alimentaire, d'une certaine façon, autosuffisante au récit, et que je n'ai pas moi-même dans ma prose parce qu'elle est trop mûrie avant d'apparaître, trop harnachée, reposant sur un plan qui impose son équilibre au propos alors que la création est plutôt anarchique et se régule elle-même en apparaissant, tout simplement.