Il n’y a rien de plus dangereux que la nostalgie, mon ami. À mon âge, et avec mon show, ça doit sonner terrible que je dise ça. Tu te diras probablement que je suis fou dans la noix de coco de dire des choses comme ça. Je suis le pire nostalgique de ce côté-ci de l’Océan. Mais, je crois que mon type de souvenir n’est pas dangereux comme le tien. Je donne aux gens des opportunités de voir le monde d’avant. Mon émission, ma musique, ne sont que des fenêtres ou des vitrines dans un musée. Tu voudrais que le progrès arrête. Qu’on puisse revenir en arrière. Tu te demandes « Why did I decide to roam? » comme si ce n’était pas dans ta nature même de dériver, d’errer. Je veux souligner le fait qu’il n’arrête jamais, le progrès. Qu’on ne fait qu’errer, éternellement.
Ça me fait penser à cette histoire que les garçons de mon voisin me contaient, l’autre matin. Que Dieu les bénisse, ils ont des cœurs de chêne, les gars. Leur grand-père a perdu un bras à l’âge de trente-cinq ans. Il réparait quelque chose sur un tracteur. Je ne connais rien à la mécanique alors je me contenterai de dire qu’il a échappé un outil dans le moteur. La chose suivante qu’il a su, c’est que son bras était au sol à côté de ses bottes. Le père des garçons a trouvé le grand-père sans connaissance à côté de l’engin. Heureusement, il a pu le réanimer en attendant l’arrivée d’un médecin. Bon, faisons une histoire courte, trente-cinq ans plus tard, le grand-père est un homme fier. Il a travaillé doublement plus fort parce qu’il lui manquait un bras. Mais il a pu léguer une ferme en bonne condition à son fils.
Sauf que le jour où meurt sa femme, la grand-mère des garçons, il y a quelque chose de bizarre qui se produit avec son côté amputé. Tout à coup, celui-ci prend vie. L’homme a ce qu’on appelle un membre fantôme. Ça lui fait ressentir la présence de son bras comme s’il n’avait jamais été arraché par la courroie de moteur du tracteur. Normalement, ça apparaît dans les journées qui suivent une amputation. Ça part après quelques jours, peut-être quelques mois et ça ne revient pas. Mais là, trente-cinq ans après l’accident, le bonhomme se met à sentir des chatouillements, des frissons, des pincements vis-à-vis de la place où sa main et son bras auraient été. Ses petits fils m’ont raconté que quand il se force, en écoutant mon émission, il peut même se sentir plier les doigts de son membre fantôme comme s’il formait une suite d’accords au piano.
Tandis que la famille est profondément troublée par le phénomène, le grand-père le voit comme une sorte de greffe. Bizarrement, l’apparition du membre fantôme l’aide à traverser le deuil de son épouse. Parfois, il se laisse croire que sa femme est au bout du bras, et qu’elle lui tient la main comme quand ils étaient encore un jeune couple. Il perd sa femme et retrouve son bras. Le membre fantôme ici n’est pas un symbole de nostalgie. Il est une sorte de force qui le pousse à aller de l’avant, à vivre.
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