15.11.09

Pour l'affiche du film


Nous voyez-vous, en plein centre de la vallée défrichée, au beau milieu de cette masse de créatures immobiles mauve, grises et vertes, droits comme des piliers et forts comme des lions? Nous voyez-vous comme trois troncs d’arbres gigantesques entourés de chicots tortueux? La scène est enlevante : sous une percée de soleil prophétique, trois individus et deux enfants échappent héroïquement à un groupe décadent qui leur en veut, visiblement. On pense à des troncs d’arbres, à du roc, mais aussi à de l’eau. Tout est immobile, mais l’image produit une idée de mouvement qui rappelle la fluidité d’une rivière au printemps. Seulement, l’eau ne se fait pas pourchasser, elle. C’est l’eau qui pousse les choses, qui s’infiltre partout et qui finit par occuper tout l’espace. Peut-être que c’est là le sort qu’on nous réserve. Ici, pour le dire simplement, nous sommes plutôt trois superantilopes fuyant une cinquantaine de hyènes turbomonstrueuses dans une vallée d’outremonde.
Annie tient Laure dans un bras et regarde droit devant, en piétinant le visage d’un feu-monsieur. Son regard est fougueux et on devine sa détermination dans le fait qu’à peu près tous les muscles visibles sur son corps paraissent crispés et rutilants. Le feu-monsieur, en tout cas, semble bien sentir la détermination d’Annie, par l’entremise du talon de bottine qui s’apprête à lui écraser la mâchoire. Je doute que l’assaut ne l’immobilise longtemps, car un simple coup de talon n’est décidément pas suffisant, mais on peut se permettre de croire qu’avec une mâchoire pulvérisée, il ne mangera plus beaucoup de viande.
Laure a le visage complètement enfoui dans le cou de sa mère. Il est donc difficile de dire si elle pleure. On soupçonne qu’elle est terrorisée car, franchement, quel enfant de deux ans ne le serait pas? D’une main, elle s’agrippe au chandail d’Annie comme si c’était l’unique chose qui la tenait en vie. Elle n’est sans doute pas tout à fait consciente que, pour les feus-messieurs et feues-mesdames qui les assaillent, la viande d’un enfant de son âge est l’équivalent d’un rôti de porc ou d’un filet mignon. Ils se contenteraient bien des molets fuselés d’Annie, mais ils considèrent sûrement tous que Laure et sa sœur, Lucie, sont les vrais trésors dans cette poursuite. Dans l’épaule de sa mère, la voyez-vous planter ses doigts et serrer très fort? Elle a peur, c’est clair. L’humanité pourrait se résumer ici, dans l’image d’une enfant s’accrochant au corps de sa mère devant un ennemi envahissant. Voilà pour la portion dramatique de la composition.
Martin pose clairement pour une caméra, lui aussi. Par-dessus une épaule, il tient Lucie comme une poche de pommes de terre. Il est Hercules, Ulysses, Thor et Superman en même temps. On voit très bien son bras ultramusclé encercler la taille de sa fille tandis qu’avec l’autre, il assomme un autre feu-monsieur. Son bras qui porte le coup s’étire et semble contenir la puissance d’un torrent. Ne le trouvez-vous pas beau et émouvant dans son expression d’extrême agressivité? Il me paraît enragé, prêt à faire exploser la planète avec un coup de talon au sol pour sauver sa famille. La sueur fait des ruisseaux sur ses deltoïdes crasseux et ses cheveux lui collent sur le front. Sa saleté a quelque chose de pétrolier ou de synthétique : ne trouvez-vous pas qu’il a l’air d’une machine qui perd l’huile? Vous en parlerez au feu-monsieur dont le crâne est sur le point de se fendre en deux, sous l’impact du poing de Martin; elle paraît bien rodée, la machine.

En ce qui me concerne, on peut repasser. Dans ce type d’image, j’ai tendance à toujours avoir les yeux fermés, la gueule croche ou le menton rentré. Celle-ci ne fait pas exception. Toutefois, je me console dans l’idée que si j’ai le visage ainsi contorsionné, c’est bien parce que j’ai les deux pieds dans les airs pour éviter une feue-madame qui se jette sur mes jambes comme un arrière au football. Il s’en faut très peu, d’ailleurs, pour qu’une autre feue-madame ne m’attrape par le cou. Heureusement, je la tiens loin avec une main sur son front.

Il y a toujours un certain aspect magique dans une photographie en tant que moment figé dans l’histoire. Ici, à force de fixer le vide sous mes pieds, on dirait que je lévite. Mes jambes sont repliées comme si j’étais accroupi, ma main droite est étampée dans le front de la chimère qui me poursuit et l’autre main tient mon bâton de hockey comme un sceptre lumineux. L’aluminium du bâton reflète le soleil et rend le tableau nettement plus éloquent. Les yeux fermés, je lévite et je transporte le flambeau.

Voyez-vous l’image comme une sorte d’affiche de film d’anticipation à grand déploiement? Nous voyez-vous survivre à l’apocalypse et repeupler la planète de superantilopes et de demi-dieux? En sortant de la vallée, en échappant à ces zombies de bas fonds, en buvant et en mangeant ce qu’on trouve, en brisant plusieurs os avec nos bâtons, nos pierres et nos poings, ne sommes-nous pas une sorte d’héros mythiques? Ne devenons-nous pas légendaires?

3 commentaires:

Anonyme a dit...

Je viens de lire Nous ne vieillirons pas de Patrick Nicol. Je suis triste. C'est le livre de mon mal-être que je voudrais faire disparaître, pourtant il grandit depuis une dizaine d'années ce petit rongeur de côtes et grandira toujours malgré mon expérience bien réelle du bonheur, puis un matin je serai un prof blasé qui méprise ses étudiants, je suis vieux déjà, demain tourne en rond comme aujourd'hui sur mon mur. Voilà le poids de la poussière. Il fait soleil par grandes taches dans le salon, mais si on se remue ça devient plutôt des couteaux en diagonale.
Je te lis et je t'admire mon ami.

William a dit...

Hey, t'es ben fin, toi.

Je crois que c'est Thoreau qui a écrit: Time is but a stream I go a-fishing in.

(Oui oui, on cite Thoreau sur ce blog. What what.)

Si je peux me permettre, jusqu'à date, me semble que la pêche a été bonne de ton côté...

Merci de lire en tout cas!

William a dit...

Parlant de Thoreau:

http://hdt.typepad.com/