Je rencontre Bock devant chez lui à 18 h 15 précisément. Il s'étire la jambe droite en amenant son genou contre sa poitrine avec ses deux mains mais, après avoir constaté que je ne m'arrêtais pas et que je comptais entamer illico le parcours parce qu'on ne niaise pas, c'est par en avant que ça s'en va, il acquiesce presque subtilement et part comme une balle de magnum. "Salut, mon homme," lui dis-je, alors qu'on approche déjà l'intersection. "Qu'est-ce qui se passe de bon?" Ça fait moins de trente secondes qu'on court et, fuck, je vois déjà du frimas sur mon foulard. Bock a la barbe assez longue pour que le froid tarde à se rendre à son visage; la mienne est fraîchement rasée, maudit - dans peu de temps la sueur, la morve et la condensation de mon souffle vont me faire une moustache de gelée glaciale et j'aurai beau l'essuyer, bâtard, elle reviendra après deux expirations. "Pas grand-chose, on essaie d'avancer ça, là," me répond-il tandis qu'on brûle notre lumière rouge pour éviter de nous arrêter et devoir sautiller comme des guerriers massaï frigorifiés. C'est peut-être le surplus d'oxygène dans mon sang, ou l'adrénaline, mais il m'arrive de penser que je suis gigantesque, que je suis héroïque, par le simple fait de courir; je me sens imbattable, en tant qu'homme dans son milieu. Bock et moi, on court en tant qu'hommes comme une espèce au diapason de son environnement, on court comme nos pères et nos mères ont couru. On chausse des Adidas, des New Balance, des Puma; l'été, on court en shorts et en t-shirts de coton; l'hiver, on utilise le mot "gear" pour parler de nos vêtements parce que ça s'approche plus d'un équipement. "Gear" comme les vitesses d'une voiture, cibole. Et dans le froid de février, on sue, et notre sueur est plus réelle que n'importe quel syndrome du canal carpien qui nous guette à longueur de journée dans nos bureaux respectifs, devant nos portables et nos double allongés au lait de soya respectifs. "Juste quand je me suis installé pour travailler... l'ordi sur la table à dîner... une carafe de café... ma pile de livres... fuuuuck... le bébé s'est réveillé... j'ai réussi à le calmer... mais j'ai complètement perdu le beat... ça m'a mis en crisse." Sur Gouin, on s'approprie l'espace parce qu'il n'y a personne pour le réclamer; on occupe la rue deux gars de large et si jamais il passe une voiture, on se tassera en saluant le conducteur. Bock me parle par à-coups, et je lui rend la pareille, on synchronise le rythme de notre discussion de sorte que chacun puisse respirer correctement: cette même conversation durerait la moitié du temps si on était assis dans un salon. Je lui réponds justement: "Je suis sûr que dans deux mois... votre routine va tellement être rodée... que ce genre de choses-là sera vraiment... insignifiant dans ta journée de travail... je t'ai déjà parlé de la fille dans... mon séminaire? Je me souviens pas de son nom... mais son chum était danseur professionnel... et elle arrivait à rédiger... je me souviens plus si c'était une heure ou deux heures par jour... dans le cours, elle prononçait certaines expressions... les christies de longs mots-valises... en allemand pis c'était tellement sexy... et la fille arrivait à faire... de ses deux heures par jour... deux heures de rédaction, genre... de 10 h 00 à 12 h 00, elle écrivait non-stop... tout est une question de routine... bien rodée... J'ose espérer, en tout cas." On passe sous le viaduc, devant la grosse piaule où, l'été passé, ils tournaient un film avec Louis-José Houde, l'autre grosse propriété dont la devanture ressemble à l'entrée secrète de la batcave, on traverse le parc Nicolas-Viel et on dérape sur la glace qui déborde de la patinoire comme une lèvre enflée - on fait du millage, Bock et moi, et la discussion se poursuit, tendue le long d'un seul fil: de son après-midi gaspillée, Bock a retenu une lecture des travaux de tel prof, au sujet de Gombrowicz, qui l'ont complètement découragé des études de cycles supérieures, donc on en vient à discuter de ce que lui il envisage d'aborder comme sujets et voilà qu'on jase des problèmes identitaires et nationalistes québécois après avoir touché aux tracks près de l'île Perry en traitant d'André Mathieu, du Bloc populaire canadien et du Québec avant la Révolution tranquille. Dans le temps de le dire, sans trop qu'on s'en rende compte, au risque d'employer une métaphore so-so, nous voilà en plein jogging dialectique. On a tous les deux un nuage de chaleur qui nous sort de la bouche, de la tête et du dos comme si notre âme se dissipait, on doit traverser le boulevard à nouveau et ça nous oblige à faire du surplace avant de descendre Tolhurst jusqu'à Fleury en plein milieu à contre-sens et, mautadine, je ne crois pas que la discussion avancerait autant si on était immobiles. "Je me demande si... tsé comment les Américains... revendiquent tout comme... étant proprement américain?... ben, si nous... si toute une génération... se mettait à imiter... cette attitude... La Famille Québécoise... La Cuisine Québécoise... Le Grand... Roman... Québécois, tsé?... Même si ça jure avec nos complexes... même si on grince des... dents à chaque fois qu'on le fait... faudrait essayer." Il s'y connaît Bock, en matière d'histoire, en matière de littérature, mais aussi en matière de course à pieds: on module notre vitesse comme du fine-tuning, on connaît nos gears, man, comme chaque craque dans l'asphalte du boulevard Gouin entre l'île Perry et l'île de la visitation. On décide de ralentir la cadence et nos machines respectives baissent de régime comme de la mécanique allemande. En fin de parcours on se sert la main tout croche; à travers nos gants, nos doigts commencent à engourdir; mon dos est tout mouillé et mes cuisses vont cramper si je décide de remonter la côte jusque chez nous à la course, alors j'endure le froid comme un homme au diapason de son milieu.
he he he he! clarence, te laisse pas leurrer. sont pas de confiance, ces deux-là. y content des histoires. mais chose certaine, y courent plus vite que toi.
3 commentaires:
Je suis comme ému. C'est vraiment un bon texte.
J'allais oublier, dans l'émotion: j'aime beaucoup les deux personnages principaux.
he he he he!
clarence, te laisse pas leurrer. sont pas de confiance, ces deux-là. y content des histoires. mais chose certaine, y courent plus vite que toi.
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