30.4.10

Déjà-Vu, All Over Again


Je suis toujours étonné d'être confronté à la vérité d'un cliché: le monde du travail de bureau fonctionne exclusivement sur le mode de la routine - des variations sur le thème de la routine. On n'y échappe pas.

J'ai décidé, il y a quelques mois, de débarquer une station de métro plus tôt parce qu'à l'heure où j'arrivais dans le gigantesque corridor du métro Square-Victoria, le saxophoniste en ensemble coupe-vent sport turquoise et rose était toujours, immanquablement rendu à interpréter l'ouverture de "Make Me Sway" et, en plus de me donner la nausée chaque fois que je l'entends à cause que j'associe maintenant la mélodie résolument accrocheuse à la peau huileuse et tendue sur la joue gonflée du musicien, j'en suis venu à percevoir sa routine musicale infaillible comme une atteinte directe à ma santé mentale. Après avoir décidé de débarquer plus tôt du métro, donc, comme pour limiter l'aliénation, je me suis aperçu que mon milieu de travail lui-même était truffé d'osties de rituels langagiers bêtes. Des procédés complets qui seraient perçus comme des tics s'ils n'étaient pas aussi élaborés:

En arrivant, vers 9h10, Karine n'oublie jamais - JAMAIS - de lancer à Josianne un "oh yeah" étiré, en remontant graduellement d'un ton sur le "eah", auquel Josianne répond toujours - TOUJOURS - en reproduisant le même "oh yeah". Cette première salutation est suivie d'un "yeah-yeah" beaucoup plus sec de la part de Karine, tandis qu'elle s'installe à son bureau. De son côté du panneau qui les sépare, Josianne procède ensuite avec un "yeah-yeah" identique, mais d'un demi-ton plus grave. Cette répétition de "yeah-yeah" fait une autre boucle, encore plus grave - d'abord Karine, "yeah-yeah", ensuite Josianne, "yeah-yeah". On voit le genre, la journée peut maintenant commencer.

Décrit aussi simplement, le rituel paraît presque amusant, on pense aux petits clins d'oeil faits au brigadier, chaque matin, sur le coin de la rue, ou encore à la façon complice de transiger avec l'employée de la boulangerie qui nous reconnaît et qu'on reconnaît. C'est vraiment dans sa récurrence et dans le fait que chacun des partis s'entête à respecter la chorégraphie d'un commun accord que le procédé est dérangeant. Et puis, cet accord implicite, ce non-dit, entre les deux collègues qui acceptent de se répéter la même affaire quotidiennement, me fascine d'autant plus du fait qu'elles me font subir indirectement ce rituel et qu'il n'y a aucun moyen pour moi de leur manifester mon agacement sans que ce soit perçu comme un pétage de coche monumental, une brèche dans l'automatisme de la routine. Je veux dire, je ne peux pas débarquer une station de métro plus tôt, ici.

9 commentaires:

Clarence L'inspecteur a dit...

Le geste de folie total est ici à prescrire: t'as pas le choix. La prochaine fois, lâche un whack vraiment trop fort en leur proposant des high fives par-dessus le mur de ton cubicule. Pis oublies pas de crier Peanuts!, Popcorn! Pretzel! en te baladant dans vos corridors capitonnés.

Esquimaude a dit...

Brrr. Juste à te lire, j'étouffe un peu, là.

Anne a dit...

C'est cauchemardesque! Je suis certaine que pour plusieurs, ce genre de petit rituel farfelu a quelque chose de rassurant et de rigolo (quelle belle équipe de fo-folles, toujours le mot pour rire), mais moi ça me fait hyperventiler.

Ça me rappelle mon été chez McKesson Canada, où tous les matins, les employés s'assoyaient sur la chaîne de trottoir devant l'usine et commentaient les autos qui passaient devant eux avant que leur quart commence. Au bout de deux semaine, le fait de SAVOIR que les 10 premières minutes de ma journée seraient TOUJOURS identiques à la veille, ça me rendait folle. À la fin de l'été, je faisais des tours de bloc autour du métro pour éviter d'arriver trop tôt au travail.

Catherine a dit...

Ouf! À cela, j'ajoute mon expérience à la clinique alors qu'un monsieur, toujours le même (non, c'est faux. pas le même même, mais toujours dans le même genre: celui que tu vois arriver près du poste et tu le sais qu'il va le dire), m'apostrophait, sourire en coin : «Secrétaire, c'est-tu ton nom ça?».

William a dit...

Ce qui est plus frappant, c'est que le rituel des "yeah-yeah", comme celui des autos chez McKesson j'imagine, est fait sans la moindre intention, en toute insouciance: c'est automatique! Alors je n'arrive pas à me fâcher réellement contre mes collègues parce que la plupart du temps, elles sont super cool, c'est juste une sorte de réflexe qu'elles ont, vraiment, qui n'est même pas destiné à faire rire.

Et la réelle frustration, c'est qu'on est souvent seul à être irrité par ces choses-là. C'est pourquoi il y en a qui font des tours de pâtés de maisons pour être pile à l'heure. On n'a pas le choix de ventiler seul, ou avec des gens complètement extérieurs au problème comme je le fais ici, parce qu'on serait intrusif et cynique et vilain et fru si on disait quoi que ce soit.



++++



Il y a aussi la petite mode au bureau de se saluer dans les couloirs en empruntant un accent hyperaristocrate ("Monsieur Croteau.""Madame Massé."). C'est pas si gossant, sauf que c'est tellement ancré dans les moeurs du bureau que je me sens extrêmement transgressif de même mentionner la pratique, tsé.

Anne a dit...

Ce qui me fait capoter, c'est que cette impression d'être cynique et pas pantoute dans la gang, je l'ai eu dans pratiquement toutes mes jobs. Et puisque je suis une personne gentille, j'aime mieux me retirer que de péter une solide coche contre cette ritualisation à l'excès d'un emploi déjà très routinier... pas étonnant que dans une shop de 200 employés, je me retrouve amie avec LA madame de 60 ans qui déteste sa job et qui fait juste chialer pendant tout son chiffre : ça me permet d'expulser mon cynisme!

Clarence L'inspecteur a dit...

Anne, des fois, avec moi, t'es pas gentille... :(

Anne a dit...

C'est noté, la prochaine fois qu'il me viendra une vacherie en tête, je vais aller faire le tour du bloc...

Steed Colliss a dit...

William a écrit: "...la petite mode au bureau de se saluer dans les couloirs..."

À IBM, on ne se faisait qu'un petit signe de tête et le "Salut, comment ça va ?" était fait...