13.6.11

Keeping It Real: Iconographie du hip-hop des années 1990

Way back when, dit-on dans le milieu. Ou encore, back in the day, the good ol' days, le bon vieux temps des vidéoclips montrant des femmes à trois-quarts nues, éjarrées sur un vtt en plein milieu de Lexington Avenue, entourées de gars qui se tiennent trop près l'un de l'autre et qui paraissent beaucoup trop vêtus pour ce qui semble être une autre journée de chaleur géronticide dans la Grosse Pomme. Dans cette période de pandémonium, où un consultant ne savait pas s'il allait travailler encore longtemps sur les plateaux de tournage de clips hip-hop ou si la fameuse vague post-R'n'B que les tapettes de Newark et leurs sempiternels clips en studios avaient apparemment partie allait enfin balayer tout le pays et laisser aux poètes des rues une vitrine à peine plus grosse que le cadran d'une Rolex pour s'exprimer et expier leur libération conditionnelle. À l'époque où Jay-Z commençait à sortir des États-Unis, où Nas ne se prenait pas encore pour Jésus et où on spéculait encore vivement au sujet des assassinats de Tupac et de Biggie, je me faisais connaître dans l'Est et l'Ouest comme la consultante numéro 1 quand venait le temps de trouver un bon endroit où tourner un clip hip-hop qui se respecte. J'ai même fondé, avec mon beau-frère Stevie-Steve, une agence d'extérieurs nommée Loco Locales, Inc. Pendant un certain temps, ça roulait, nos affaires.

En gros, je passais mes soirées et mes après-midis de congé à arpenter les rues de New York à la recherche de lieux de tournage intéressants, dits "authentiques", selon des critères spécifiques à l'esthétique vernaculaire et aux exigences du réalisme hip-hopien des années 1990. Comme on peut le constater, par exemple, dans le célèbre Corridor délabré no. 203 utilisé pour filmer une grande part des images de "Brooklyn Zoo" du défunt Russell Tyrone Jones, alias Ol' Dirty Bastard (voir figure 1), il nous fallait habituellement remplir au moins trois des critères d'authenticité établis par les membres agréés du mouvement Keeping It Real (KIR), ladite authenticité étant directement liée à la crédibilité urbaine (CU) d'un poète. J'énumère ici quelques exemples des règles du KIR:

figure 1 - Corridor délabré no. 203

1) Les lieux de tournage, ou extérieurs, devaient être fréquentés par des habitants dits "réels" (HR) avant et durant le tournage.

2) Ces mêmes habitants devaient accepter de lancer un regard direct, mais furtif à la caméra durant chaque prise de chaque séquence sur les lieux de tournage. Plus fortement, ils devaient manifester un enthousiasme certain, mais retenu (on ne voulait pas que ça se transforme en épisode ghettoïde de The Price Is Right) à l'idée de passer à la télévision, même si ça voulait dire que les HR seraient appelés à se dévêtir considérablement ou à brandir leur poing de façon répétitive dans la direction de la caméra et de l'équipe de tournage.

3) Les lieux de tournage devaient symboliser à la fois l'endroit où aurait grandi/évolué/vécu le poète dont l'oeuvre faisait l'objet du vidéoclip, et un endroit générique qui permettait à tout un chacun de s'y reconnaître. Ici, on voulait éviter les faux-pas vidéonarratifs comme le fameux Tandem bucolique (voir figure 2), pour lequel le consultant en charge du dossier a dû présenter des excuses publiques et promettre d'inclure dans tous ses contrats subséquents une clause anti-poètes-sur-bicyclettes.

figure 2 - Tandem bucolique

4) Les lieux de tournage devaient toutefois permettre de rendre un lieu peuplé principalement d'afro-américains dits "pauvres" accessible à une majorité d'acheteurs de poésie blancs provenant de milieux plutôt aisés. En d'autres mots, ils ne devaient pas être trop effrayants, repoussants ou moralement douteux et ils ne devaient pas suggérer un quelconque sous-thème de lutte de classes afrocentriste, voire une esthétique antiwigga. Le jeune blanc devait s'y sentir comme en terre exotique accueillante. On cherchait la neutralité ghetto. Pour ma part, j'avais tendance à favoriser ce qu'on appelait les Tours à logements (voir figure 3) pour leur uniformité et l'idée voulant que leurs grands murs de briques suggéraient à l'acheteur celles des murs de son école primaire sur lesquels il s'était adonné sans doute plus jeune à un jeu de balle-au-mur quelconque.

figure 3 - Tours à logement no. 340

5) Pour les scènes intérieures hors-studio, le KIR préconisait une approche intimiste, où le poète donnait peut-être accès, via l'oeil de l'objectif, à un lieu qui lui aurait été cher ou qui aurait été porteur d'une symbolique propre au poète ou à l'univers représenté dans l'oeuvre faisant l'objet du vidéoclip. Pensons notamment, aux Parcs d'enfance, aux Restaurants mythiques de quartier ou encore aux Locaux d'enregistrement et de chill-out quotidien (voir figure 4).

figure 4 - Local d'enregistrement et de chill-out quotidien no. 35

6) La question des véhicules motorisés faisait l'objet d'un tout autre code, alors je me contenterai de dire qu'il était primordial de choisir le véhicule en fonction du poète - à l'exception des situations de commandites, où un bâtisseur d'automobiles se voyait privilégié dans les sélections, peu importe ce qu'en disait le poète. Cette règle nous poussait à faire certains choix pratiques inusités comme l'Intérieur en cuir dans le cas d'un poète allergique à la poussière ou la désormais célèbre scène de la Portière ouverte donnant sur le bord de la rue avec le poète assis de travers sur le siège du passager (voir figure 5). J'avais dû suggérer cette composition au réalisateur après avoir appris que le poète concerné ne savait pas conduire: de le laisser lire ses vers derrière un volant aurait été contraire aux principes du KIR.

figure 5 - Portière ouverte donnant sur le bord de la rue avec le poète assis de travers sur le siège du passager

7) Encore là, certains principes du KIR pouvaient paraître excessifs. Par exemple, toujours concernant le choix du véhicule, on soutenait que la qualité, la valeur ou la réputation de ce dernier devait représenter, par extension, celles du poète qui y aurait été filmé. Cette règle donnait immanquablement lieu à des dérapages quand un consultant était engagé pour dénicher le véhicule approprié qui figurerait dans le clip d'un poète que le consultant n'aimait ou ne connaissait tout simplement pas (voir figure 6). J'ai moi-même commis cette faute plusieurs fois.

figure 6 - Véhicule no. 795

8) Les lieux de tournages devaient présenter certaines propriétés dites "prolétaires" (PP). Ça pouvait passer par un endroit emblématique du vernaculaire ouvrier (l'Entrée du dépanneur, le Stationnement de centre commercial, la Cour arrière parsemée de tourne-vents de fortune plantés dans de la terre glaise au centre de vieux pneus de voiture, etc.). Toutefois, vers la fin des années 1990, la plupart des consultants agréés du KIR ont pris le virage postmoderne en présentant aux réalisateurs de vidéoclips des lieux de tournage possédant des PP exagérées, comme pour souligner la mise en scène à grands traits (voir figure 7). C'était l'avènement de l'hypervernaculaire, et le début de la fin pour le KIR.

figure 7 - Flammes dans une usine désaffectée no. 23


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Nous remercions les éditeurs de A Traveler's Guide to Great Hip Hop Locales (P.D. Hoverfield and Tricia Hingston James, ed., Alfred A. Knopf Publisher, 926 p. (35,99 $)) d'avoir eu la gentillesse de nous permettre de traduire ici un extrait d'un essai publié dans leur livre. L'essai en question s'intitule "Keeping It Real: Hip Hop Iconography in the 1990s" et a été écrit par Paula "Loco" Locometh, cofondatrice de Loco Locales, Inc.

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