20.6.11

La misère et sa suite


Photo : Robert Frank, The Americans.

Comme mon ami Clarence, le film À Saint-Henri le 26 août a suscité chez moi son lot de réflexions. Les mêmes et d'autres aussi. Je propose ici une amorce de réponse... à poursuivre éventuellement. Je dois noter que je n’habite pas Saint-Henri. C’est un quartier que je connais de loin. On comprendra donc que ma réaction au documentaire de Shannon Walsh, À Saint-Henri, le 26 août, n’a pu être influencée par une vision intime du quartier comme celle qu’a présentée Clarence. J’aurais aimé, comme lui, pouvoir reprendre avec précision les détails du quartier et les oublis, les irrégularités dans la réalisation. Je me contenterai donc de soulever – dans une perspective plus large - certains questionnements qu’ont fait surgir chez moi le visionnement du film.

Selon Marie-Pierre Duhamel-Muller, c’est « une "leçon de géographie" que le cinéma documentaire porte avec une énergie unique, parce qu'il s'obstine à nous rendre la vue (et l'ouïe), à se préoccuper d'invisible(s), à trouver le récit de ce qui est à l'écart, en dessous. » (1) Il est évident que le film de Walsh s’attarde à représenter « l’écart », la marge d’un quartier populaire. Le documentaire met en scène une série d’excentriques qui peuplent les rues de Saint-Henri : assistés sociaux, laveurs de voitures, propriétaire de dépanneur, laitier, Mohawks gais et autres jeunes punks. Ce sont ces personnages colorés qui construisent le patchwork narratif en se croisant à de nombreuses reprises à l’intérieur de l’oeuvre : par la magie du montage, certes, mais également dans le réel du film. Les histoires filmées par les 16 équipes de tournage font état d’une vie de quartier dynamique, d’un Saint-Henri multiculturel et multiforme qui fait se côtoyer tous les genres. Comme le soulignera l’un des intervenants du film, « Saint-Henri c’est pu comme avant », et c’est à partir de ce présupposé que le film se charge de nous faire découvrir le quartier via des personnages originaux. Cependant, si À Saint-Henri, le 26 août dépeint un monde en pleine transformation en donnant une voix à ses habitants, peut-on affirmer que le documentaire offre une « leçon de géographie », selon la définition qu’en fait Duhamel-Muller? Rien n’est moins sûr.

Dans la préface de The Americans, Jack Kerouac écrit à propos des photos de Robert Frank : « The humor, the sadness, the EVERYTHING-ness and American-ness of these pictures! » (2). Ce caractère total du travail documentaire que souligne avec justesse Kerouac apparaît essentiel, tant au cinéma qu’en photographie. Le regard documentaire passe par l’inventaire d’un territoire. Un regard qui balaie l’horizon à la recherche de l’Autre. 23 000 clichés (dont 83 seulement seront publiés) pour Robert Frank, qui, à la recherche d’un « tout » américain, ratisse 48 états. C’est cet inventaire laborieux qui permet de dresser un paysage, mais, surtout, de rendre un sensible. Parce que l’œil documentaire n’est pas qu’un enregistrement, c’est, essentiellement, un réel agencé. Les images mises bout à bout trouvent leur sens, forment le récit unique d’un territoire. Celui d’un pays comme chez Robert Frank ou Stephen Shore, d’un quartier, d’une île (Pour la suite du monde de Pierre Perrault), d’un hameau (La vie moderne de Raymond Depardon), ...

S'il est lié de près à l'agencement d'un réel, le geste documentaire est donc porté par le choix. Pour faire vivre l’image à l’écran, il faudra nécessairement l’isoler de tout le reste, hiérarchiser ce qui devra être montré ou non. Si À Saint-Henri, le 26 août se pose comme une critique de la gentrification récente du quartier, on choisira d’office de ne présenter qu’un côté de la médaille : la vie de ceux qui restent, « la misère et sa suite » comme l’imageait la chanson de Raymond Lévesque (3). À part évoquer les riches propriétaires du Château St-Ambroise, le documentaire ne donne pas de tribune à la nouvelle faune bourgeoise de Saint-Henri. Ce choix, discutable, enferme le documentaire dans une bulle de nostalgie.

- à suivre -

(1) cité dans « Cinéma du réel et de l’invisible. Un certain état du documentaire », Marie-Claude Loiselle, 24 Images, no 132, 2007, p. 48.
(2) J. Kerouac, Introduction, The Americans, Washington, Steidl / National Gallery of Art, 2009 (1959), II.
(3) « Malgré tout on rit à Saint-Henri », paroles et musique de Raymond Lévesque, 1966.

2 commentaires:

William a dit...

Cette idée de l'inventaire me fait penser à une contradiction que soulève Barthes au sujet du rapport entre langage et réel, dans "Le degré zéro de l'écriture" (un peu long, scusez, mais la fin est bonne):

"[D]evant sa page blanche, au moment de choisir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l'Histoire et témoigner qu'il en assume les données, il observe une disparité tragique entre ce qu'il fait et ce qu'il voit; sous ses yeux, le monde civil forme maintenant une véritable Nature, et cette Nature parle, elle élabore des langages vivants dont l'écrivain est exclu: au contraire, entre ses doigts, l'Histoire place un instrument décoratif et compromettant, une écriture qu'il a héritée d'une Histoire antérieure et différente, dont il n'est pas responsable, et qui est pourtant la seule dont il puisse user. Ainsi naît un tragique de l'écriture, puisque l'écrivain conscient doit désormais se débattre contre les signes ancestraux et tout-puissants qui, du fond d'un passé étranger, lui imposent la Littérature comme un rituel, et non comme une réconciliation."

Au moment même de représenter le réel via l'écriture, celui-ci est déjà Autre, est déjà ailleurs.

Bon, Barthes jase de littérature alors il y a une distance dans la représentation du réel que l'image en mouvement a peut-être le luxe d'éviter, mais la question de l'inventaire ici a ceci de fascinant qu'elle marque une obsession sans issue: sur combien? 20000 quelques photos, Frank n'en a publié que 83! Faut-il croire que ces heureuses élues représentent "mieux" le réel tel que Frank s'est acharné à l'inventorier?

Walsh aurait eu beau cogner à toutes les portes du quartier, le film n'aurait pas fini de jouer que nos premiers intervenants seraient remplacés par de nouveaux résidents.

C'est peut-être un peu ce que Barthes veut dire quand il parle de rituel: le documentaire, l'inventaire, la littérature ne sont finalement toujours que des rituels (ou des conventions?). Ils ne réconcilient jamais le réel et leurs représentations.

Clarence L'inspecteur a dit...

Cool Anne! C'est un beau À suivre, ça! Je pense que je vais construire et poursuivre ma réflexion en parallèle, de mon côté, au lieu de te répondre directement. On verra au final comment tout ça peut s'agencer.