26.6.11

Ce dont on parle quand on parle de paternité


C'était ma toute première fête des pères, dernièrement. Je n'étais pas particulièrement ému. On connaît tous la dimension commerciale de ce type de fêtes - les circulaires spéciales des Rona et autres Canadian Tire sont là pour nous le rappeler: achète un cadeau à papa, qqch de brillant de plus à mettre dans son coffre, qqch de mou de plus à mettre autour de son volant de char, qqch d'utile de plus à accrocher à son BBQ. En fait, ma première fête des pères m'a si peu marqué qu'il m'a fallu attendre une semaine avant même d'y penser. J'ai alors eu envie de réfléchir aux modèles de pères qui m'entourent.

Les hommes bruns

À commencer par cet ami qui est devenu père un mois après moi et qui, malgré le fait qu'il ne soit vraiment pas du type à s'extasier comme moi à la moindre nouveauté du bébé et malgré le fait qu'il avoue avoir souvent l'impression de ronger son frein durant son congé de paternité, me paraît formidablement à l'aise avec sa petite de huit mois. Je dis "à l'aise" parce que quiconque est passé par là sait qu'il s'agit principalement, dans les premiers temps, de perdre confiance en soi, puis de retrouver cette même confiance, pour la perdre à nouveau, et ainsi de suite. Contrairement à moi qui ai tendance à noter et décortiquer la plus infime fluctuation d'aisance, lui, il semble se laisser aller dans la paternité la plus naturelle (ou automatique? les deux expressions ont qqch d'à la fois complémentaire et contradictoire) qui soit, et ça lui va à merveille. Moi, j'ai l'habitude de moduler en quelque sorte mon gagaïsme en fonction des gens qui sont présents et de notre niveau d'intimité. Lui, il me paraît toujours égal. C'est un gars généralement chaleureux mais qui ne manifeste pas si souvent son affection pour sa blonde devant nous. Et avec sa fille, il fait un père plus joueur que gaga, disons. On ne doutait pas du tout de ses qualités de père avant l'arrivée de sa petite, mais le fait est que la paternité révèle en chacun de nous des traits inusités, souvent inconnus des amis et des proches. Voilà que le gars le plus viril que je connais nous dévoile une sensibilité qui lui est propre.

Lors d'un party, une de ses amies le décrivait comme étant un homme rose, dans la mesure où il fait la vaisselle et cuisine parfois. Elle me demandait, au passage, si je me considérais, moi aussi, comme un homme rose -- je ne savais pas trop quoi lui répondre. J'avoue avoir beaucoup de difficulté avec cette expression parce que même les hommes les plus matchos que je connais font régulièrement des tâches ou des activités dignes d'un homme rose. L'homme rose est rendu la norme, dans mon esprit. Et ça ne m'apparaît pas comme une mauvaise chose. Si je me fie à mon entourage plus ou moins immédiat, c'est l'homme qui fout rien dans la maison, qui considère que la place d'une femme est entre la cuisine et la chambre du poupon, c'est cet homme type cro-magnon qui se fait rare. Mes amis et moi, on est plutôt des hommes bruns, banals.

Pastel

Dans son recueil de nouvelles, mon ami Bock dresse des portraits plutôt singuliers de la paternité, celle de gars de sa génération ou celle de ceux de générations précédentes. Dans "Chambre 130", le fils d'Antoine rend visite à son père alors qu'il est sur son lit de mort, dans ce qui ressemble à un véritable mouroir, et lui parle de son propre fils: "Vous vous ressemblez. Vous tenez ma main avec le même réflexe tranquille." Mon ami aurait-il entendu la même toune d'Iron & Wine que moi?

Papa died while my
Girl lady Edith was born
Both heads felt like
Eyes on a crack in the door

C'est drôle parce qu'elle me fait immanquablement penser à mon grand-père maternel, cette toune-là. Qqch dans l'imaginaire de campagne, dans l'image du patriarche qui meurt avec un sourire aussi large qu'un tintement de cloche me ramène à Opa et, depuis peu, à la prose en noeuds de bois de Bock. Lui, il est un père qui fera l'admiration de son gars, c'est clair. Quand il repiquera intuitivement la mélodie d'une publicité de graines et de greluches entre deux périodes de hockey sur le piano en chêne de la salle à manger, quand il racontera vivement le récit de tel poète canadien français filou et retors avant le dodo ou quand il réparera en un tournemain sa bécane dans le fond de la cour, Bock fera l'admiration de son gars.

This is it

Dans sa Lettre au père, Kafka expose une relation conflictuelle entre un père et son fils comme on est habitués d'en lire: "Il est encore vrai que tu ne m'as pour ainsi dire jamais vraiment battu. Mais tes cris, la rougeur de ton visage, ta manière hâtive de détacher tes bretelles et de les disposer sur le dossier d'une chaise, tout cela était presque pire que les coups." Il évoque une violence latente, secrète, qui ne peut exister qu'au fil des jours, dans l'intimité du quotidien familial. Une violence ambiguë en ceci qu'un fils peut facilement la surinterpréter, voir dans le moindre geste sec un acte d'agression dissimulé. Une violence qui trahit en quelque sorte le caractère passif-agressif autant du père que du fils -- l'un exprime sa colère de façon détournée, l'autre écrit une lettre pour en parler. Une violence, tout de même, qui est confirmée par l'absence de tout geste de tendresse ou d'affection. C'est un modèle parental qu'on est habitué de voir, mais qui, par une maudite chance, me semble très lointain. En fait, au risque de dire une énormité, je pense qu'il s'agit là d'une paternité qui était plus courante chez des générations précédentes et dont le dernier modèle s'est affaiblit avec les pères de nos pères. Non pas que les pères et les fils s'entendent tous à merveilles, de nos jours.

Le père du mien, en tout cas, est décédé alors que mon père n'avait que 13 ans. Or, de son propre aveu, p'pa a toujours tenu à être le plus près possible de ses enfants justement à cause de l'absence de son propre père. D'une part, il ne voulait rien manquer de notre évolution, d'autre part, il voulait qu'on ne manque rien de cette relation père-enfant. Dans mes années de petit yo de Granby, au paroxysme de ma crise d'adolescence, après que mon père m'eût ramené soûl mort de la cour d'école en face de chez mon amie Julie, où je me pratiquais apparemment à faire des tags boboches sur des conteneurs couverts de pisse et de vomi, j'ai eu un déclic: c'est tout ce que j'ai, mon père, ma famille, dans la vie.

Ça me rappelle d'ailleurs une scène mémorable de la série The Wire, où la femme du détective McNulty est tannée de ses mensonges et de sa tromperie. Elle lui dit qqch comme: "This is it, Jimmy. Family. And maybe, if you're lucky, a friend or two -- this is all you get." Je pense à cette petite plaquette de Kafka -- on se demande d'ailleurs si l'auteur aurait trippé à l'idée de voir cette lettre (fictive ou non) publiée --, et je suis parfois mal à l'aise: quelle chose horrible à faire à son père! Le critiquer de façon si unilatérale, si passive aussi. Puis je me dis que je suis chanceux. Au-delà de sa grande écoute et son pragmatisme, mon père me lègue cette idée: la famille, au final, c'est tout ce que j'ai.

Dad

Kurt Cobain chantait:

As by bones grew they did hurt, they hurt really bad
I tried hard to have a father but instead I had a dad.

Il faisait référence à une conception cliché, négative, du "dad" nord-américain. Le dad autoritaire et distant semblable au père de Kafka. Comme dans bon nombre des paroles à saveur ironique ou détachée de Cobain, l'image est troublante parce qu'on a l'habitude de lire des mots comme "dad" ou "papa" avec une connotation d'attendrissement, de familiarité, voire de complicité par rapport aux plus formels "father" ou "père". J'ai un ami qui a horreur de devenir un simple "père" pour son gars et qui jure qu'il fera tout en son pouvoir pour rester le "papa" qu'il est aujourd'hui. C'est l'adolescence qui lui fait peur. À vrai dire, elle nous fait tous peur, parce qu'elle transforme souvent les papas en pères, disons. Une drôle de période où l'attachement est aussi important que l'autorité, où parents et enfants deviennent parfois un peu comme ces grosses brutes qui se battent tout en étant littéralement attachées l'une à l'autre. La vérité, je crois, c'est que, peu importe ce que tout le monde dit au sujet du temps qui passe vite et tout, on n'arrive pas à l'adolescence du jour au lendemain -- ou, genre, l'équivalent parental de Rome ne s'est pas faite en un jour. Encore là, cet ami est celui qui me semble le mieux outillé pour maintenir un bel équilibre entre le père et le papa: parmi les pères de mon âge qui m'entourent, il est à la fois celui qui joue le plus avec son enfant et celui qui sait le mieux lui inculquer -- à date, en tout cas -- des notions de respect et de politesse. Il forme un modèle de père admirable et un papa formidable.

7 commentaires:

Anne a dit...

Quel beau texte. Je n'ai pas terminé d'être admirative devant tes réflexions sur la paternité et la masculinité.

Anonyme a dit...

Brun pastel, ça existe-tu?

patty a dit...

J'ai lu ton super texte avec beaucoup d'amusement, le titre m'ayant particulièrement interpellé compte tenu des circonstances...Je pense que tu touches des archétypes là! Je vis avec un Brun!

William a dit...

@Raymond: Si je me fie à ta barbe, toi, t'es plus un homme roux-brun... Par ailleurs, comme pour Anne, la nouvelle "Peur pastel" de ton recueil renferme tellement de perles (hum, je crois que je préfère mon image des noeuds de bois) que je suis régulièrement poussé à en relire des passages, aléatoirement. C'est fort, ça.

@Patty: Faisait longtemps que j'étais pas passé sur ton blog, mais je vois que ça y est, bébé est là! Félicitations!

William a dit...

@Raymond: D'ailleurs, as-tu lu "L'homme brun" de Perrine Lebrun? É-Coeu-Rant.

Catherine a dit...

Beau texte!

Anonyme a dit...

Toujours pas lu... faudrait que je le fasse.