3.7.11

Think Tank no 7: Voum


– Mon père me raconte souvent qu’il a vu un jour Mario Lemieux et que Mario Lemieux lui avait même parlé, il lui avait dit de se tasser du chemin.
– C’est ça, la blague? Si oui, on devrait retravailler le rythme, ça manque de vava...

– Dans le sens qu’il a déjà rencontré, laissez-moi voir si j’ai bien compris, le gag c’est qu’on pense qu’il a déjà rencontré Mario Lemieux dans le sens de prendre une bière ou juste serrer la main de Mario Lemieux, OK. Et le gars, Mario Lemieux, en fait, il lui parle juste pour lui demander de se tasser de son chemin.

– Hmm. Trop politique, non? Genre, les vedettes sont trop snobs pour frayer avec la populace?

– Non! C’est juste de l’absurde. Mon père à moi me faisait la même blague en parlant d’Yvon Deschamps : « J’ai déjà rencontré Yvon Deschamps, moi. » « Ah, oui, p’pa? » « Oui, fiston. Il m’a même parlé. » « Wow! Bon’yenne! Qu’est-ce qu’il t’a dit, p’pa? »

– Ça manque de vavaquoi, au juste?

– Au moins deux choses collent pas dans ton petit sketch, mon homme. First, no way que ton père t’appelais « fiston ». Deuxio, j’ai arrêté d’écouter après « Bon’yenne! » Personne dit ça. Appelle Gaston Lepage, dis-lui qu’on a retrouvé ses expressions.

– Laissons-le au moins finir. Il nous réserve peut-être une surprise pour la fin.

– L’idée, c’était de mettre en scène une relation père-fils qui aurait quelque chose de caricatural, vous savez ce que je veux dire. J’en conviens. Le monologue manque de vava... d’un je-ne-sais-quoi. Je suis pourri dans l’exécution. Moi, ce qui m’allume, c’est la mécanique du langage, ce qui fait que le monde rit. J’ai rien de mon bord quand il s’agit de rendre un contenu. La blague, en fait, repose sur la déception à l’idée d’avoir été manipulé. Je suis sûr que vous connaissez Lacan qui, dans Rire et s’asseoir desssus
, dit que, je cite, la déception du bambin au moment de quitter les bras de sa mère pour rejoindre ceux de Morphée est telle qu’elle revient le hanter tout au long de sa vie sous la forme non moins angoissante d’une phobie de ce que j’appellerais des conteurs-trompeurs, quelque chose comme ça, euh, fin de la citation.
– Hum! Par contre, j’ajouterais que Lacan lui-même semble avoir du mal à ne pas entretenir une relation malsaine avec son destinataire. Je veux dire, qui ne se souvient pas du fameux chapitre final de L’âge de la déraison
qui se clôt sur le plus atomique des pétards mouillés, je cite...
– C’est une joke!

– Serait-ce dire qu’en l’exposant à une si grotesque déception, Lacan se fait le bourreau de son lecteur?

– Serait-ce dire quoi que ce soit, en fait? Je pense qu’on s’éloigne du sujet principal qui était, vous en souvenez-vous?, l’idée qu’un père déçoit à nouveau son fils dans l’accomplissement d’un exploit, si modeste soit-il, et les répercussions d’une telle déception sur la façon de s’exprimer dudit fils.

– Peux-tu me répéter ça? J’aimerais m’assurer qu’on le note tel quel au procès verbal.

– Ah, parce qu’il y en a un PV, finalement! Moi qui m’étais fait dire par tout le monde, y compris toi, Michèle, que « non non, pas besoin de ta sténo, Francine », « ça va être beau pour la sténo, Francine, c’est ben ad hoc comme meeting », « laisse ta sténo chez vous, relaxe, Francine, prend des Munchkins à la place. » Maudite gang de menteurs. Vous le savez qu’il faut que je me pratique, si je veux m’améliorer.

– Maudite gang de conteurs-trompeurs, tiens.

– C’est rien contre toi, Francine. On a juste pensé que Michèle serait plus, comment dire, à l’écoute de nos intonations et tout. Dans le métier, on appelle ça une naturelle. Ses PV sont quelque chose comme de la Grande Littérature, Francine. Grand G, Grand L. On se sent transporté dans le meeting recopié, jusque dans les odeurs de café, de crudités ou d’eau de cologne en medley, selon l’interlocuteur sténo, euh, graphisé.

– J’ai pas besoin d’une leçon sur ce qu’on appelle quoi comment dans ma job, Paul. Merci. « Une naturelle ». Ça peut pas être naturel, c’est juste des mots.

– Le père, ou en l’occurrence le boss, qui déçoit sa fille, ou son employée. Note ça, c’est bon.

– On peut-tu revenir à nos moutons? Michèle, relis donc la prémisse de base, l’histoire de Mario Lemieux...

– « Mon père me raconte souvent qu’il a vu un jour Mario Lemieux... »

– Règle numéro quatre des Règles d’or du sténographe selon le Manuel à l’usage des secrétaires
de Gilbert Fréchette-Huot, 1987, éditions de la Rivière molle, je cite, ne jamais citer le procès verbal d’une rencontre lors de la même rencontre, cela risque de semer la confusion chez certains qui ne sauraient faire la différence entre la citation du précoce herbal, du procès verbal dis-je, et la réalité. On a déjà vu des situations de citation de procès verbal dégénérer en fouillis autoréflexifs concentriques résultant en l’hospitalisation des membres plus instables du groupe. Fin de la citation. De Fréchette-Huot, c’est-à-dire.
– Lacan parlerait de l’angoisse des miroirs qui se font face.

– Mario Lemieux, donc, a déjà bêtement dit à mon père de se tasser de son chemin. Mon père, pour le bénéfice d’un bon running gag de papa, a alors feint de croire qu’il s’agissait là d’un échange digne de mention à son fils. Un échange qui saurait d’abord impressionner le fils, moi en l’occurrence, pour ensuite l’amener à constater le gouffre qui sépare la vérité et la mise en scène. Le fils y retirerait une leçon d’une grande valeur, c’est-à-dire que les grands hommes n’ont pas toujours grand-chose à dire mais aussi qu’on peut en dire long sur si peu.
Parfait! Je changerais juste la fin.

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