5.8.11

Re: E-mail à Clarence L'Inspecteur

Salut Clarence,

Content que t'aies répondu! Jeanne fait la sieste depuis environ une heure et demi, il se peut donc que je sois interrompu à mi-courriel. J'ai terminé la lecture d'Independence Day, de ton tendre et bien-aimé Ford, en fin de semaine passée. J'aurais aimé te rédiger qqch au moment où le truc était plus à chaud dans ma tête, mais bon, quelques jours de réflexion forcée (horaire oblige) ne peuvent pas nuire.

Je dois dire que je suis très heureux d'avoir eu la chance de faire la connaissance - le mot est faible, j'ai l'impression de ne pas connaître aussi bien certains membre de ma famille - d'un personnage aussi complet que Frank Bascombe. Je crois que toute la force est dans l'intimité de la narration à la première personne. Ton questionnement sur sa voix ("d'où provient-elle? à qui s'adresse-t-elle?") me paraît des plus légitime. La seule réponse possible, à mon avis, c'est qu'elle est très près du lecteur. En effet, le livre devient un lieu de confiance non-défini, une sorte de bulle: les multiples commentaires "entre nous deux", que l'auteur situe entre parenthèses, au sujet des interactions des protagonistes donnent accès à une critique simultanée du récit. Elles sont dans l'écrit, et non dans le récit, donc. Pourtant, elles ne décollent jamais très loin du temps du récit.

Un passage, au tout début du quatrième paragraphe, vient brouiller les cartes encore plus: "It might be of some interest to say how I came to be a Residential Specialist, distant as it is from my prior vocations of failed short-story writer dans sports journalist." Quel est ce "might be" qui vient relativiser tout le propos? Pourquoi est-ce qu'on vient de me parler, en long et en large, des problèmes d'un couple dysfonctionnel et désabusé du Vermont, problèmes liés en partie à la visite et à l'achat d'une maison dans le marché ô combien engorgé de la ville plus ou moins ordinaire de Haddam, NJ -- pourquoi ces trois premiers chapitres, ces quelques 90 pages si, tout à coup, il peut être intéressant d'approfondir la psychologie du personnage narrateur. Est-ce un chleuasme? À mon avis, c'est soit de l'ironie, soit de la maladresse.

Bien sûr, dans un roman de 450 pages qui offre un point de vue aussi vivant des quelques jours menant à la fête de l'Indépendance américaine, c'est facilement pardonnable -- OH MY SHIT! Je viens d'allumer! "Independence Day": ce sont en fait les quelques jours menant à la véritable indépendance de Frank Bascombe qui sont mis en scène; je me sens un peu con d'y penser tout juste à l'instant!

Il faut dire qu'on ne tombe pas souvent sur une exploration aussi intime et complète de la psyché d'un personnage. Encore moins quand le personnage en question n'a rien, à priori, d'extraordinaire (ses jours d'écrivain et de journaliste sportif appartient bien à une autre vie, à un autre livre, donc). En d'autres mots, ça ne te semble pas relever de l'exploit littéraire de rendre la vie post-divorce d'un agent d'immeuble du reluisant état du New Joisey à ce point captivante? À ce titre, l'auteur se permet même l'audace de faire connaître à son lecteur les rudiments du marché immobilier et d'y faire ressortir des vérités sur la psychologie humaine et les raisons qui nous poussent à choisir un lieu comme résidence... Si c'était une narration extradiégétique à la troisième personne je te parie que ça n'aurait jamais gagné le Pulitzer!

Oh! Voilà que j'entends Jeanne m'appeler ("Pa-papap-apapa!"). On se rejase bientôt, je travaille actuellement sur un texte que Simon m'a poliment demandé au sujet de Vollmann. Je fais un truc sur You Bright & Risen Angels, livre que tu m'as déjà avoué n'avoir pas compris. Je commence à comprendre pourquoi: le narrateur est on ne peut plus instable. Regarde ce passage, par exemple: "I, the author, and I, Big George, were at the north blockade that night", suivi, quelques lignes plus loin, d'une observation pour le moins déroutante au sujet des perceptions d'un autre personnage: "and the first thing he noticed about the mace was the taste of it in his mouth". Le genre de truc qui te fait dire "quit dat shit, homes", non?

Salutations à la demoiselle,

W

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