17.12.10

RE: Les blogues littéraires


À la lecture de ce billet fort intéressant et des plus actuel sur les blogues littéraires, chez Les soubresauts, je me suis relancé dans une réflexion déjà amorcée lors d'une participation à une table ronde sur le livre numérique et les nouvelles pratiques d'écriture où m'avait invité Bertrand Gervais, au début novembre. J'allais publier ce qui suit dans les commentaires du blogue de Simon, mais j'avais peur de lui pourrir l'espace avec une affaire beaucoup trop longue.

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Je suis particulièrement fasciné par cette tendance qu'on a tous - moi le premier - à faire entrer en compétition, ou à hiérarchiser, le livre et le blogue littéraire. Ce dernier peut-il simplement être reconnu comme ayant un créneau distinct, autonome, obéissant aux exigences stylistiques, formelles, paratextuelles et aux modes de diffusion propre au médium? Pourquoi le monde du livre est-il toujours menacé de disparaître ou fragilisé par n'importe quelle nouvelle technologie?

Simon, des Soubresauts, cite Bertrand Gervais qui compare ici le regard que le champ littéraire porte sur les blogues littéraires à la réaction de certains critiques face au oeuvres postmodernistes des années 1960. Ces critiques niaient à ces oeuvres le statut de roman sous prétexte, grosso modo, que ça ne récupérait d'aucune façon les enjeux stylistiques ou thématiques du roman traditionnel et qu'essentiellement, de toute façon, le roman était mort.

L'analogie avec le blogue littéraire est curieuse car, quoiqu'en disaient leurs détracteurs, les postmodernistes avaient tout de même la prétention de faire du roman, et leurs oeuvres étaient aussi reçues comme des romans par bon nombre de lecteurs. On les imprimait, les lisait, puis on en parlait, ou non, et on les replaçait dans sa bibliothèque. En d'autres mots, la relation auteur-lecteur était peut-être fragilisée par des principes obscurs de lisibilité ou d'accessibilité, mais elle ressemblait tout compte fait à ce qui avait précédé: de façon très pragmatique, on savait quand même quoi faire de cet étrange apparition dans le champ littéraire. Il se produirait des livres, on en lirait les recensions, on en choisirait les plus intéressants et on les lirait. Le roman postmoderniste n'est pas un nouveau médium comme l'est le blogue littéraire.

Plusieurs anthropologues et linguistes ont étudié, dans différentes sociétés, le passage d'un mode oral à un mode écrit. Dans Orality and Literacy, Walter J. Ong explique que l'avènement de l'écriture est à l'oral ce que la calculatrice est au calcul mental: une innovation technologique. Ong déplore le fait que ses contemporains ont tendance à faire entrer tout ce qui appartient au monde de l'oral (la tradition orale ou un héritage de performance, de genre et de style oraux) sous l'égide tout-puissante de l'écriture. Pour lui, l'existence dans le milieu universitaire de termes comme "littérature orale" (on trouve notamment à Harvard la Milman Parry Collection of Oral Literature) équivaut à faire référence à un cheval comme étant une automobile sans roues. Le problème est particulier parce que l'avènement de l'écriture dans une société facilite certainement la reconstitution de sa tradition orale. On n'a donc peut-être pas tellement le choix d'aborder le monde de l'oral qu'une fois passé du côté de l'écrit. On signe, par le fait même, la victoire de l'écrit sur l'oral.

Avec le blogue littéraire, on fait face à une situation similaire, mais inversée: on semble réticent à voir cette innovation technologique pour ce qu'elle est réellement. On semble n'avoir pas le choix d'aborder cette nouvelle technologie avec le regard de celle qui est déjà en place par peur que d'accorder à ce nouvel objet une valeur littéraire, c'est signer la victoire du nouveau sur le vieux. C'est pourtant assez réducteur et décalé de la réalité.

Je me demande de quoi on a peur: qu'avec le temps, le livre soit perçu comme une sorte d'avant-blogue? En vérité, le blogue littéraire est un lieu de production et de réception qui ne pourrait pas avoir son équivalent dans aucun autre médium du champ littéraire.

J'ai l'impression que ce qui explique que le blogue soit encore marginal dans le champ littéraire, c'est surtout qu'on ne sache pas trop quoi en faire par rapport à la relation auteur-lecteur traditionnelle. Sauf à même la blogosphère (dans les réseaux d'hyperliens qui se renouvellent au quotidien d'un billet à l'autre), ou quand un éditeur choisit de sélectionner des entrées de blogue pour en faire un livre et ainsi rétablir la convention, il n'existe pas beaucoup de système de critique extérieur du blogue. Par ailleurs, on n'achète ou ne loue pas le texte lu sur un blogue comme avec le livre. C'est un des points forts de l'intervention de Simon: on n'accède à la blogosphère littéraire que par la blogosphère littéraire.*

Avant le blogue littéraire, il n'existait peut-être qu'un certain nombre de façon de "consommer" et de diffuser la littérature: soit imprimée, soit récitée. À cet égard, sauf pour les possibilités d'hypertexte qu'il implique, le livre numérique ne me paraît pas si différent de l'imprimé. Le blogue littéraire m'apparaît comme une nouvelle façon de percevoir la littérature qui n'exclut en rien les autres modes de perception.



*Autre point de comparaison avec les pomods: cette nature autoréflexive inhérente au billet de blogue littéraire (rempli d'hyper, d'inter, et de paratexte) teinte d'un ludisme gênant (?) toute production dite sérieuse. Les postmodernistes ont dû se battre pour qu'on comprenne que, pour paraphraser le critique John Kuehl, le ludisme est central dans leur écriture parce que, dans la société postindustrielle où les réseaux de communication sont en perpétuelle éclosion, le monde est désormais perçu comme étant verbal et non phénoménal. Le ludisme ne découle donc pas seulement d'un esprit irrévérencieux ironique, voire cynique, mais aussi d'une volonté toute légitime de représenter le réel.

2 commentaires:

Robert Poissant a dit...

LU avec intérêt. Merci.

Je suis de ceux qui fréquentent les pages dont vous fournissez les liens ici. Rien à ajouter (pour l'heure); j'ai des brouillons d'articles à poster... sur mes blogues...

Simon B. a dit...

Merci d'avoir pris le temps de me répondre si longuement !


Uu as raison, l'analogie
entre la réception première des romans postmodernes américains et celle des blogues n'est pas totalement adéquate. Ça montre quand même bien, à mon avis, que la nouveauté trouve toujours ses détracteurs en littérature.

Le gros problème, c'est qu'il n'y a pas de place pour le modèle d'édition actuel dans la blogosphère. Je pense que des initiatives comme celle de François Bon sont tout à fait souhaitables; un effort de légitimation, tout en laissant les blogues respirer. L'exemple de la collection "blogue" chez Leméac montre à quel point le fait de transférer les "bons" blogues sur support imprimé n'est pas une solution.

Peut-être qu'on a tort de vouloir penser les blogues à partir du modèle littéraire qu'on connaît. Peut-être que la blogosphère peut se passer d'instances de légitimation. Peut-être que c'est ça qui est beau, avec les blogues, l'absence de canon et de hiérarchie. De toute façon, dans la cacophonie, il y a toujours des voix qui émergent du lot. Me semble.