11.4.10

Deuxième de couverture, no 12 - Paradise (Morrison)

How could either of you tell what the other was saying? He talking Louisiana, you speaking Tennessee. The music so different, the sound coming from a different part of the body. (p. 200)

Telling, saying, talking, speaking: le roman Paradise (1999) de Toni Morrison fait de la voix ou de l'oral un rideau piqué en patchwork à travers duquel on aperçoit l'Histoire réelle. Si ce récit d'une communauté exclusivement noire aux prises avec une crise intergénérationnelle prend parfois des allures d'allégorie sur la nature humaine et les dynamiques de groupe, nous invitant donc à le lire comme une légende d'épouvante afro-américaine; la récurrence sporadique des références politiques et culturelles réelles rend tout très troublant. Chaque nouveau chapitre amène le point de focalisation d'une nouvelle femme du village, de sorte qu'on arrive à construire l'histoire de Ruby, en Oklahoma - comme on accumulerait différents récits oraux d'un folklore donné. Les incertitudes, les mensonges et les tabous fragilisent ce mode de savoir. Pourtant, quand tel personnage mentionne nonchalamment l'assassinat de Martin Luther King, ou quand on évoque banalement la guerre du Vietnam ou le Motown, la réalité de la référence est déstabilisante: l'histoire orale collective dont on avait su prendre nos distances peut-elle être réaliste? On parle ici de fiction historiographique dans laquelle la thématique de l'oralité joue un rôle fascinant.

Quand on découvre qu'il existe un ordre secret dans le village, une sorte de hiérarchie basée, hélas, sur une gradation des nuances dans la couleur de la peau des habitants, les véritables enjeux du roman sont explicites. Walter Benjamin les résume clairement: "Il n'est aucun document de civilisation qui ne soit document de barbarie."*

(Belle image, parmi la barbarie: les descendants directs des fondateurs du village appartiennent à la caste des "8-rocks" parce que leur peau est très foncée. L'appellation fait référence à un niveau extrêmement creux dans l'exploitation minière du charbon.)

Les fondateurs de Ruby cherchaient un sanctuaire et ont cru au mirage. Ça me rappelle cette ligne d'une chanson de Black Star: "Hiding like thieves in the night from life/Illusions of oasis making you look twice".



*Je tire la citation d'un article de Rob Davidson intitulé "Racial Stock and 8-Rocks: Communal Historiography in Toni Morrison's Paradise" Twentieth Century Literature, Vol. 47, No. 3 (Autumn, 2001), pp. 355-373.

2 commentaires:

Clarence L'inspecteur a dit...

J'ai seulement lu "Beloved", mais tu me donnes envie de jeter un œil à celui-là.

La phrase que tu mets en exergue est extraordinaire. Tous ces verbes oraux, dans une langue commune qu'on remet en question, c'est fascinant.

William a dit...

Oui, et la comparaison à la musique qui suit: on en vient à croire que chez Morrison, le langage est tout sauf écrit.

J'aimerais vraiment lire Beloved, j'ai lu Paradise parce que c'est celui que j'avais dans ma bibliothèque (je l'avais acheté 25 cennes dans une friperie).