13.11.10

LET'S NOTHING


(Fond de tiroir praguois.)

– On commence avec une petite place, là. Une affaire qui demande pas plus que cinq minutes pour faire le tour. Après on augmentera la grosseur, la longueur, la splendeur, la lenteur, jusqu’à temps que même respirer devienne une micro-activité dans le circuit touristique de la vie.

– Oh.


On a notre propre langage qui comprend des signes aussi imperceptibles que de resserrer la mâchoire en penchant légèrement la tête vers l’avant pour signifier « on s’en va tu ? », de prendre la main de l’autre en tirant discrètement vers le bas pour dire « regarde ça », de faire l’haïssable et de lancer « c’est fa
scinant » avec un accent français en insistant sur la première syllabe du mot comme si, à elle seule, elle voulait dire « on s’en fout de votre musée, de votre histoire, de votre culture, de ce qui définit l’art tchèque du dix-neuvième siècle ». En vérité, on fait tout sauf s’en foutre : on dépend de ces choses, au même titre qu’on dépend de notre langage secret pour rester sains d’esprit devant autant d’histoires qui doivent nous intéresser.

Pourtant, quand il me sort des expressions comme « le circuit touristique de la vie », mon premier réflexe n’est pas de m’en remettre à l’ironie. Je ne lui demande pas s’il existe des rabais étudiants sur le circuit touristique de la vie, ni s’il a prévu des activités en cas de pluie sur le circuit touristique de la vie. Puisque notre langage secret dépasse le simple cynisme, puisque le cynisme et l’ironie sont pour les gens des autres générations, on se comprend parfaitement. On commencera donc par une petite place.


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On met exactement quatre minutes pour faire le tour du parc en face de l’auberge, incluant la lecture en diagonale du texte en tchèque sur la plaque commémorant la vie héroïque d’un certain Karlovo Podebraz, en plein milieu du parc, sous une fontaine représentant une douzaine de bras au bout desquels jaillissent de longs tubes d’eau.


– Charles Pas-de-bras... orphelinat... rivière... je comprends pas ce mot-là... le verbe « nager »... sauvetage... feu... asile, je pense... mort.


En gros, on apprend que Karlovo Podebraz a sauvé une quantité d’enfants de la noyade quand un pan complet de l’orphelinat en bordure du fleuve Vltava, près du quartier de la Malá Strana, s’est écroulé. On devine que les enfants dont les lits de dortoir donnaient contre le mur avaient l’habitude de s’y adosser pour lire ou pour dessiner, à la lueur d’une chandelle ou en pleine obscurité, des plans de fuite sophistiqués. Puis on soupçonne que ces enfants ont vu, durant une fraction de seconde, l’éboulement du mur et leur chute subséquente dans le torrent comme un cadeau de Dieu, avant de s’apercevoir qu’ils mourraient certainement si quelqu’un comme Karlovo Podebraz ne les repêchait pas illico
.

On pense, David et moi, à notre bébé dans mon ventre, à l’idée d’être orphelin, à l’importance de ne pas mourir. Puis on se dirige vers la prochaine attraction en espérant qu’un de ces orphelins a réussi à s’enfuir malgré tout. On suppose par contre que ceux qui n’ont pas été bêtement replacés à l’orphelinat, comme des bibelots qui tombent d’une tablette, sont plutôt morts noyés dans les rugissements du Vltava.


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On fait le tour de la vieille ville de Prague en près de deux heures, mais la majeure partie de notre visite est consacrée à suivre, de loin, un groupe d’adolescents praguois vêtus de tuniques multicolores et coiffés de façon si étrange et asymétrique qu’on se convainc, à force de les talonner, qu’ils sont des visiteurs d’une Prague future. Près de Staromestské Namésti, la façade arrondie et plastifiée d’une cabine de toilette publique laisse croire qu’il s’agit plutôt de leur engin pour voyager dans le temps.


– En fait, ils ont sûrement cherché des archives de notre époque pis sont tombés, par erreur, sur un vidéoclip des Pet Shop Boys. Ils se sont dit qu’en 2010, les gens seraient probablement une coche plus excentriques dans leur linge pis leur cheveux.

– Sauf qu’ils disent « unités capilaires » pis « unités » euh, « vestimentaires ».

– En 2383, dire « cheveux » sera peut-être comme dire « feste » au lieu de « fête », aujourd’hui.

– Je me demande ce sera quoi, leur Chanson de Roland
.
– Genre, une toune de Sugar Ray.

– Fuck.


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Dans le cœur de Staro Mesto, les briques ancestrales du pavé me font très mal aux pieds, alors on choisit un banc près d’une boulangerie nommée Bakeshop et on réfléchit à l’idée qu’on fait de biens mauvais touristes à constamment chercher un terme connu, anglais, ou une valeur culturelle internationale. On ne va pas jusqu’à chercher les McDonald’s : notre raffinement est plus poussé, quand même. Mais on arpente les rues de la vieille ville, sur des chemins qu’ont probablement suivis Kafka, Kundera et plein d’artistes légendaires qu’on admire quand on est à Montréal. Nous, on cherche un beau café où on pourra regarder les résidents défiler. On se dit que notre tourisme est une affaire intime et imprécise : le café doit être bon, l’ambiance doit nous ressembler, mais le cadre doit rester « autre ».


Dans la rue une femme dans une tenue ultraguindée traverse péniblement la voie pavée et remarque à son amie, aussi extravagante dans ses guenilles, quelque chose qu’on ne comprend pas du tout. David me lance un regard qui, dans notre langage secret, dit « check les deux dindes » et notre voisine nous lance une phrase très courte en tchèque. Elle a à peu près mon âge. Je dois lui paraître confuse parce qu’elle reprend sans hésiter en français, avec un certain accent.


– Ses chaussures étaient trop grandes, c’est ce qu’elle a dit.


On est si étonnés de l’entendre parler dans notre langue qu’on ne reconnaît pas immédiatement ce qu’elle a dit : j’ai l’impression qu’elle vise mes sandales, David, lui, a le regard vide. En même temps, on finit par rire et répondre quelque chose comme « Oh, oui ! Hé ! hé ! » Le français nous appartient, ici, il est notre terrain de campagne avec ses clôtures qui bordent le jardin, la balançoire de notre enfant, le gazebo et le garage. On est en famille, intimes, avec le français.


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Ici, toute interaction avec le monde extérieur se fait en anglais, non sans une pointe de gêne de notre part, comme pour signifier « j’aurais aimé vous dire ceci en tchèque, mais je ne suis ici que pour huit jours alors ». De toute façon, on sent que, pour bon nombre de ces résidents, l’anglais est le symbole premier de leur ouverture sur le monde. Le barista dont les dreads
ont la texture de biscuits au beurre d’arachides semble content de pratiquer son anglais avec nous, quand on va payer nos cafés. Je pense à ce mois passé à Halifax en immersion anglaise et aux commentaires forcés complètement idiots de ma cochambreuse qui voulait visiblement tester chaque formulation.

– On était aux glissades d’eau, pis à un moment donné, en attendant notre tour pour prendre une tripe, elle m’a dit « Let’s do the slide ! Let’s take a tube and do the slide ! » comme si c’était pas ça qu’on faisait déjà, tsé. Là, j’étais vraiment plus capable, je lui ai dit « Ta yeule. »

– Ha ha !

– Elle a répondu « OK, let’s nothing, d’abord ! » Pis elle m’a laissée tranquille après.


Le barista appartient pourtant à une autre catégorie d’anglophiles, plus « world music » altermondialistes. David parle alors de cosmopolitisme et ça devient un peu lourd. Il le reconnaît et on se dirige vers notre prochain site touristique.


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On traverse le pont Charles en zigzaguant parmi les cercles de touristes rassemblés autour des multiples vendeurs de bijoux artisanaux. On fait des bruits de sabots de cheval, je hennis, David lance des « Yah ! » et on se parle en français comme des jockeys ayant un lourd accent britannique. Il me jette constamment des regards à-demi consternés, à-demi fascinés par l’afflux de monde dans ce qu’il nommera plus tard « les cinq plus belles minutes de sa vie ».


Encore là, il nous est difficile de reléguer tout ce qu’on dit à une ironie facile : ce sont peut-être effectivement les cinq plus belles minutes de notre vie. Les détails sur chaque statue ponctuant la rambarde du pont, sur les marionnettes inquiétantes d’un amuseur de foule, sur le motif des robes fleuries des touristes hollandaises et danoises reluquant les pendentifs en mosaïques art nouveau de plexiglass et de plomb – tous ces détails, sous le ciel parfait de Prague, laissent planer une impression de sublime qui transcende toute notion de bon goût et de kitsch. Peut-être qu’il n’existe pas de meilleure façon de voir le pont Charles qu’à la queue leu leu au milieu d’une foule.


À mi-chemin sur le pont, je décide d’offrir à David un exposé historique. Je lève alors le bras comme pour appeler au silence et je lui raconte que le pont Charles a été érigé en l’honneur d’un roi du même nom sur les fondations d’une passerelle à piétons nommée « passerelle Jean-Charles ». Peu de gens connaissent les circonstances ayant mené à la destruction de la passerelle au profit du pont mais il nous est possible aujourd’hui de spéculer.


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Je ris de ces mots qui habitent nos lexiques respectifs et dont on peut retracer l’origine à un mois près. Par exemple, je sais qu’il n’emploie le mot « cosmopolitisme » que depuis le séminaire sur ce thème qu’il a suivi alors que l’idée de faire un bébé ne nous hantait que momentanément. Cette idée de remonter à l'origine des mots, dans le langage qu'on s'approprie, qu'on rend intime, ressemble à une grande couverte tirée par-dessus deux ou trois chaises. Une tente de fortune avec un vestibule et des corridors de coton.

5 commentaires:

William a dit...

Bon, bon, pendant qu'ailleurs, ça parle de culbuter le monde dans les ruelles ou d'auteurs et de musiciens suicidés, moi je parle de cerveau de bébés et de petit couple voyageur lover par-dessus le marché.

Ma "street-cred" déjà chancelante mange toute une volée.

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En même temps, je sais pas. Les blogues de cul ou de la misère urbaine sont TELLEMENT 2004... ;-)

Happiness is the new black. What-what.

Esquimaude a dit...

C'est un peu troublant, je lisais ça et ça aurait tellement pu être un petit récit de votre propre voyage, j'ai fait le saut en voyant le nom "David", comme si tu avais seulement changé les noms pour préserver votre anonymat.

Clarence L'inspecteur a dit...

Tabarnack, c'est donc ben bon ça!

William a dit...

@ Esquimaude: C'est effectivement à la fois un récit de notre propre voyage et une fiction. Fucké de-même! ;-)

@ Clarence: Merci!

SB a dit...

J'aime bien moi aussi. J'ai pas tellement de commentaires précis à faire, mais tiens quand même à te dire que c'est ben bon, l'écriture 2010 ;)