6.10.11

La machine se rode


Un des plaisirs insoupçonnés de la vie d'auteur, c'est que tu projettes l'image d'être en perpétuelle écriture, d'être constamment habité par ta démarche. En quelque sorte, c'est vrai. C'est-à-dire que n'importe quel projet qui mûrit en moi en ce moment s'écrit au fur et à mesure que je vis. Je passe une fin de semaine à New York avec mes poules, je lis des essais sur les cultural studies et la postmodernité ou encore je fais une pause dans mon lavage de plancher pour écouter un passage de Radiolab; mon projet fermente. Il se nourrit de mes expériences -- ou plutôt j'effectue un tri perpétuel dans la matière que je consomme et une partie de ce qui est trié se ramasse dans le projet. C'est pas nouveau, je ne suis pas le premier à dire ça.

Avec cette idée de projeter l'image d'être toujours en train d'écrire le prochain ouvrage, le plaisir vient dans les discussions qui en ressortent. Avant Townships, c'était le néant. Mais entre Townships et Épique, je ressentais une petite urgence de pondre quelque chose d'autre, comme pour affirmer ma présence. C'est trompeur, avec le recul, d'en parler en ces termes-là. Je pense que si je me replonge dans le foisonnement du premier jet d'Épique, l'énergie et l'excitation que je ressentais en écrivant trouvaient plutôt leur source dans l'idée que désormais, on me lirait (presque) assurément. L'écriture n'était plus une bouteille à la mer ou, pour reprendre une image centrale de mon roman, un galet lancé vers l'eau dans l'espoir que ses bonds se répètent le plus longtemps possible. J'avais hâte d'être lu à nouveau. Je peux facilement imaginer des auteurs émergents (notamment ces fameuses "surprises") vivre le même buzz.

Dans les quelques événements littéraires où j'ai été amené à côtoyer de façon plus ou moins formelle d'autres auteurs dans des situations similaires (je pense à ce shooting photo fort agréable où on était une vingtaine d'auteurs "de la relève", au Gala de la vie littéraire au tournant du 21e siècle, ou encore à une table ronde - un peu pénible - aux Correspondances d'Eastman) et même quand il n'y avait pas d'autres auteurs, la question qui finissait toujours par sortir, c'était "Sur quoi tu travailles ces temps-ci?". C'est une question qui me fascine parce qu'elle est chargée d'une sympathie hors du commun. Bien sûr, on peut la poser de façon nonchalante, pour meubler le silence. Mais, simplement par la possibilité que la réponse, elle, ne soit pas nonchalante, la question reste une belle ouverture.

Aujourd'hui, des circonstances moins littéraires (Jeanne, le début de mes études doctorales, etc.) me rendent beaucoup moins pressé d'écrire. En gros, j'ai trois projets que j'aimerais bien compléter d'ici cinq ou six ans, mais je ne ressens pas tout à fait le même buzz d'Épique. Ce n'est pas moins excitant d'écrire, c'est juste plus stable, moins déchirant.

J'atteins un stade similaire quand je recommence à jogger après une certaine période de relâchement. Les premières fois, soit le corps déborde d'énergie ou il est lourd et ne décolle pas du sol, mais je me sens toujours énervé en courant. Puis, quand je réussis enfin à insérer la course dans une certaine routine hebdomadaire, après disons cinq ou six sorties, elle devient paisible. La machine se rode. Curieusement, j'ai l'impression que c'est là que le jogging est vraiment bénéfique; du moins, c'est là que je le sens comme étant le plus amusant, le mieux maîtrisé.

Ces temps-ci, donc, j'écris peu de fiction. Par moments, ça m'inquiète, mais par d'autres, je suis bien à l'aise avec ça. Aux Correspondances, une auteure m'a demandé si je planchais sur quelque chose ces temps-ci. Quand je lui ai répondu que c'était plutôt lent, mes affaires, elle a affiché un air inquiet: Oh non! Faut pas niaiser, là. Faut battre le fer quand il est chaud. Cultiver le momentum. C'était plus un compliment que d'autre chose - genre "ils sont plusieurs à avoir hâte de te lire à nouveau" - mais ça venait tout de même confirmer encore plus ma position.

Bah! que je lui ai répondu. Y a pas le feu.

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